Pour les plaisirs du Roi
puis, si le roi ne se faisait guère d'illusions sur la précédente vie de sa nouvelle favorite, il était encore à jeun de savoir les liens qui l'unissaient au duc. Il ne les eût sûrement pas goûtés, et cette ambiguïté empêchait M. de Richelieu de trop exiger de Jeanne. Au moins pour l'heure.
Un autre de nos amis sut en revanche tirer son épingle du jeu assez promptement. Au début du mois d'octobre, M. d'Aiguillon se vit confier la très convoitée charge de capitaine lieutenant des chevau-légers de la garde, dont le fils de M. de Choiseul s'imaginait déjà le futur titulaire. Son père avala l'affront sans mot dire. Les bons soins de Jeanne ne furent pas étrangers à cette nomination, c'est certain. Elle avait agi seule, sans demander de conseils, et sans que je fusse au courant. Mme du Barry grandissait. D'ailleurs, je la voyais bien moins souvent, même si elle répondait toujours avec diligence à chacun de mes billets. Les mois passèrent sur ce train.
Mes affaires se portaient comme jamais. Mon commerce galant n'était plus qu'un passe-temps car entre les affaires de Corse et le revenu de mes nouvelles terres, on pouvait dire de moi que j'étais riche. Et vous savez comment fonctionne le monde : il suffit d'avoir de la fortune pour ne plus rien payer. On offre aux riches, jamais aux pauvres, c'est comme cela. Mais je pris également bien soin de ne pas lâcher la bride à Jeanne. Elle avait maintenant table ouverte chez M. Baujeon, banquier de la Cour et fin collectionneur. Elle en tirait des sommes rondelettes à sa guise, dont elle me versait toujours une certaine partie – d'un pourcentage bien moins important que lorsqu'elle était sous mon toit.
À partir de la fin de l'année, les choses furent plus simples encore quand l'abbé Terray fut nommé contrôleur général des Finances. Le bougre – pardonnez le mot, mais si vous connaissiez ses mœurs comme moi, vous n'useriez pas d'un autre –, le bougre, dis-je, avait frotté son cuir à quelques-unes de mes protégées, et à beaucoup de pensionnaires des meilleures petites maisons de Paris – il aimait aussi beaucoup les jeunes garçons, mais je n'ai jamais sacrifié à ce commerce. Débauché notoire devant l'Éternel, cet homme d'Église n'en était pas moins un habile magistrat, mais surtout un fin connaisseur des affaires fiscales. Travailleur et énergique, il possédait également un grand sens des priorités. L'abbé devait sa place à M. de Maupeou, qui lui-même se faisait tous les jours un peu plus le dévoué de Jeanne – je vous parlerai de ce monsieur tout à l'heure. Donc, afin d'être agréable à son protecteur, Terray ne refusait rien à la favorite du roi. C'est ainsi que fonctionne le monde. Bref, je profitai de toutes ces belles manières pour me glisser dans le jeu. Jeanne dit à l'abbé qu'il serait diplomate de me faire bon accueil. Il en conclut que j'étais un proche de M. de Maupeou et m'ouvrit grandes ses portes. Je lui rappelai discrètement certains de ses exploits chez moi, avant de lui expliquer combien le roi se préoccupait de voir ma famille prospère : il estima cela très légitime. Nous nous quittâmes très bons amis car il fit dire à ses commis de me verser six cent mille livres en trois lettres de change d'ici six mois. Les finances étaient bien déprimées et il regrettait de ne pouvoir me donner le solde en une seule fois. Cependant, le brave homme méditait une panoplie de taxes et d'impôts qui produiraient suffisamment pour renflouer les caisses, m'assura-t-il 27 .
Le lecteur qui sait compter aura noté que ce fut plus d'un million de livres qui en un peu moins de deux années vinrent rembourser mes efforts pour Jeanne – un million cent cinquante mille livres exactement, sans compter les revenus corses. Et le même lecteur pointilleux se demandera ce que j'en fis. Vous voulez vraiment le savoir ? Je vous sens impatient. Allez, je vais vous confier ma petite comptabilité. D'abord, trois cent cinquante mille livres me servirent à acheter une belle propriété. Ensuite, cent mille autres s'investirent dans une remarquable collection de bustes antiques qu'un ami de M. de Marigny me vendit. Le reste ? Je pense l'avoir presque entièrement joué et perdu durant la même période. Oui, vous ne rêvez pas. Je ne vais pas vous en faire la chronique par le menu, mais sachez seulement qu'une incroyable guigne me poursuivit toute l'année 1769, jusqu'au mois d'avril de l'année suivante. J'en
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