Pour les plaisirs du Roi
vouloir lui adresser la parole. La chose était gênante : le roi désirait la paix dans sa famille et il comprenait mal pourquoi sa belle-fille faisait mauvaise figure à sa maîtresse. Il demanda au Dauphin d'intercéder, mais celui-ci était trop timoré pour ramener sa jeune épouse à plus de discernement.
J'avoue que je saisis mal comment tout cela débuta. Certes, les manigances de M. de Choiseul n'y furent pas pour rien ; cependant, je crois qu'il y avait autre chose de plus subtil, et pour tout dire de plus féminin dans cette antipathie. La nouvelle Dauphine, jeune épouse à peine nubile, l'esprit encore plein de cette éducation autrichienne sans fantaisie, avait en face d'elle son contraire. L'une était superbe, attirait les regards des hommes – les femmes distinguent cela – et toute parfumée de volupté. L'autre offrait un visage un peu ingrat, des formes encore à naître, et un époux qu'aucune jeune fille ne pouvait lui envier. Bref, je ne connais pas de rivalité qui ne se nourrisse de jalousie. Toisant le monde du haut des huit siècles de sa dynastie, Marie-Antoinette enrageait secrètement des quelques années qui lui manquaient encore pour être convoitée des hommes. Et tant pis pour ceux qui se figurent que nos monarques sont au-dessus de ces vanités-là.
Pendant ce temps, j'avais quelques contrariétés dans ma maison car Simon se signala par un exploit qui manqua l'envoyer au gibet. Cette brute avait ses habitudes dans un tripot où il fréquentait des êtres d'aussi mauvaise compagnie que lui. Le bouge se situait à deux pas de la place Louis-XV, vers les Champs-Élysées. On y croisait notamment des marchands forains, qui campaient non loin de là. Un soir, l'un d'entre eux se prit le bec avec mon valet pour je ne sais quelle raison vulgaire. Le ton monta, on baragouina des injures et bien sûr la chose dégénéra. Simon s'était fait quelques complices dans ce lieu tandis que le forain n'était pas venu seul : les uns se jetèrent contre les autres dans un chaos indescriptible. La lutte dura jusqu'à ce qu'une patrouille de la garde de Paris intervînt, alertée par le chahut. Toutefois, quand on sépara les belligérants, deux ou trois restèrent à terre, dont un avec le fameux couteau italien de Simon planté dans le bas-ventre. Il respirait encore mais ce ne fut que pour accuser mon domestique de l'avoir lardé. L'instant d'après, il débarrassait la terre de sa présence.
La garde s'empara de Simon pour le déférer au Châtelet au motif d'homicide. On vint m'en prévenir quelques heures plus tard. L'affaire était grave : depuis plusieurs semaines, des rixes s'étaient multipliées dans Paris, en particulier aux environs des Champs-Élysées. Les autorités s'étaient promis d'y mettre de l'ordre et elles n'allaient pas se priver de faire un exemple avec cet animal de Simon. Un domestique pendu, voilà un bon avertissement à pas trop cher. Je suis assez d'accord avec ce principe ; cependant, Simon m'avait trop coûté depuis quinze ans pour que j'accepte qu'on s'en servît à d'autres profits qu'aux miens. J'informai Jeanne de ce qui venait d'arriver. Cette belle âme, toujours reconnaissante envers Simon de son intervention contre M. de Kallenberg – c'est là qu'il dut prendre le goût du sang –, fit une jolie lettre à M. de Sartine, où elle lui expliquait qu'on poursuivait injustement un individu qui lui était précieux. Elle s'ouvrit également de sa requête auprès de M. de Maupeou. Pendant ce temps, Simon croupissait dans sa geôle, bien loin de se douter, cette canaille, qu'au sommet de l'État, on étudiait son cas. Heureusement pour lui, les circonstances du meurtre pouvaient plaider pour la légitime défense. En outre, la qualité de la victime atténuait d'autant la gravité du geste. On sait la mauvaise réputation que ces voyageurs colportent avec eux. Bref, quand un ordre de M. de Sartine parvint au Châtelet pour élargir mon domestique, personne ne s'en étonna, à part Simon. Une fois qu'il fut rentré chez moi, je lui administrai une volée de coups de canne qui lui passèrent l'envie de sortir avant longtemps, en même temps qu'ils le punirent de son vilain geste. Justice était rendue.
Cette anecdote vous illustre combien l'entregent de Jeanne pouvait faciliter bien des doléances. Et la réponse favorable de M. de Sartine vous prouve également comment ce puissant monsieur savait désormais se rendre agréable à la favorite du roi,
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