Pour les plaisirs du Roi
devins presque une vedette dans les salons, où l'on plaignait ma malchance en même temps qu'on louait ma bonne mine devant ce désastre. J'ai toujours su gagner de l'argent, jamais le garder. Mais vous me connaissez, cela n'écorna pas mon humeur, d'autant que Jeanne m'était une manière d'assurance sur la suite.
Elle-même menait bon train. Le roi lui laissait maintenant tirer sur M. Beaujon ce qu'elle voulait. Je n'ai jamais connu le détail de ses comptes, mais j'en ai vu le résultat. En à peine trois mois, Louveciennes s'était transformé en un petit palais enchanté où s'exposaient les merveilles des arts de notre siècle. Meubles, porcelaines, argenterie : tout naissait des meilleures mains, des manufactures les plus réputées. Jeanne recevait du roi près de trois cent mille livres mensuellement, m'a-t-on dit. Je veux bien le croire car ce que j'ai connu à Louveciennes ne se paie qu'avec des millions. Ses toilettes n'étaient pas en dessous : à Paris, son nom se vénérait chez les marchands de soierie. Et dans les maisons de Buffaut, Lenormand ou Barbier, chacune de ses apparitions était saluée comme une bénédiction. À cinq mille livres l'aune d'étoffe, on les comprend. Sa couturière préférée, Mme Sigly, empochait jusqu'à dix mille livres afin de lui confectionner un seul vêtement. Mais bientôt, ce fut le Tout-Paris des modistes qui travailla pour Jeanne, car elle usait d'au moins cinquante robes par saison. Au Palais-Royal, chez les joailliers et les bijoutiers, les plus belles pièces se fabriquaient aussi pour Mme du Barry. Et il n'était pas rare qu'on vienne lui présenter des diamants depuis Anvers. Pour toutes ces merveilles, mes conseils avisés, rappelez-vous, puis ceux de ces aimables fournisseurs, lui donnèrent un jugement des mieux instruit. Jeanne apprenait vite. Elle le prouva tout spécialement dans l'art pictural, où elle se forma un goût solide. Elle collectionnait et commanda plusieurs portraits d'elle à de brillants artistes. Au salon du Louvre, le peintre Drouais en présenta deux qui eurent un grand succès auprès du public. J'en trouve la facture assez réussie, dont un où Jeanne pose en habit d'homme lors d'une partie de chasse. Il est plutôt piquant. Sans être un grand maître, M. Drouais réalise des œuvres tout à fait charmantes, en particulier les portraits, pour lesquels j'avoue qu'il a peu de rivaux. C'est moi qui l'ai présenté à Jeanne en 1764, quand je lui commandai une belle toile d'elle dans ses vingt ans. Je la possède toujours. Désormais, cet artiste décorait Louveciennes pour plusieurs milliers de livres par tableau. Jeanne lui faisait peindre beaucoup d'enfants, pour lesquels elle avait une passion, sans qu'elle n'en ait jamais eu elle-même – vous en savez les raisons. M. de Richelieu, voulant lui être agréable à ce chapitre, lui offrit d'ailleurs un jeune négrillon, prénommé Zamor, qui avait une très belle figure et dont Jeanne s'enticha jusqu'à en faire son page. Elle le combla de bienfaits. On voyait ce petit être un peu partout dans le château, vêtu d'habits somptueux, s'introduisant jusqu'aux salons privés sans que personne ne le grondât.
Enfin, j'allais oublier de vous le dire, mais Mme du Barry obtint pour ses étrennes de 1770 une faveur qui acheva de la placer au sommet de la Cour, et même au-dessus du roi, si on me permet cette audace, puisque Sa Majesté lui donna de nouveaux appartements, situés exactement au-dessus des siens, au second étage du château. Jeanne en fit un modèle de confort et de bon goût où le roi accédait à sa guise par un escalier dérobé. Parfois même, c'était Zamor qui l'empruntait pour apporter des nouvelles de la favorite. Un jour, il fit irruption dans le cabinet du roi alors que M. de Choiseul y présentait d'importantes lettres à signer. Zamor, qui avait le naturel de son jeune âge, se glissa sous le nez du ministre pour tendre son billet au monarque. Le roi s'amusa de l'insolence du petit page et lui remplit les poches de friandises avant de le renvoyer à sa maîtresse avec une réponse. M. de Choiseul était cramoisi. Mais que peut un ministre de la Guerre contre le messager de l'amour ?
27 L'abbé Terray ne semble pas avoir été toujours d'aussi bonne composition avec le comte que celui-ci le laisse penser. Il se plaignit même plusieurs fois à M. de Maupeou des demandes de Jean. Infatigable travailleur, il redressa les finances du Trésor mais s'attira le
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