Pour les plaisirs du Roi
suite, notre entretien fut des plus honnêtes. D'abord parce que je l'avais promis au prince, ensuite parce que la jeune fille jouait fort bien les hypocrites. Je décelai vite comment, derrière une mine pleine d'orgueil, perçait en fait une solide avidité. Mlle de Tournon n'était pas à vendre au rabais, mais à acheter à un bon prix, cela ne faisait aucun doute. Dans la conversation, je compris également que la belle n'imaginait sa vie nulle part ailleurs qu'à la Cour. Et quand, pour clore notre entrevue, je lui laissai entendre tous les sacrifices qu'elle devrait consentir pour atteindre son but, elle me rétorqua qu'ils ne lui coûteraient rien, s'ils devaient l'extraire de sa médiocrité. La jeune fille n'ignorait pas un seul instant à qui elle s'adressait, ma réputation étant alors de celles qui ne sont plus à défendre. Comme vous pouvez l'imaginer, tout ceci me plut et m'inspira une suite audacieuse.
Le lecteur se souviendra sûrement que j'avais un fils. Adolphe se distinguait depuis deux années dans son service d'officier aux chevau-légers de la garde. Jeanne l'avait pris en affection : ce fragile garçon trouvait dans ses grâces l'amour d'une seconde mère. Je n'invente rien. Au passage, vous reconnaîtrez qu'elle attachait au bonheur du fils plus de soin qu'à remplir ses obligations à l'égard du père. Mais passons. Pour l'heure, ceci m'arrangeait bien. Car, comme d'habitude, les plus clairvoyants d'entre mes lecteurs auront commencé de comprendre de quoi il retournait. Mon fils était bel homme, et disposait d'un entregent que peu ont à son âge puisqu'il vivait presque dans l'intimité du roi. Son avenir s'annonçait donc des meilleurs. Quelques parents de filles à marier avaient déjà tenté leur chance auprès de moi, toutefois, jusqu'alors, j'avoue que les noces de mon fils m'importaient modérément.
J'ai dit plus haut qu'il n'était pas dans ma nature d'élever un enfant, encore moins dans le souhait de le voir accomplir mes désirs. C'est égoïste, diront certains, pour ma part, j'estime au contraire cela fort généreux. Mais les belles âmes seront contentes : l'irruption de Mlle de Tournon raviva en moi la prétendue fibre paternelle. C'était une très belle femme, sa famille une des mieux respectées, et sa parenté avec M. de Soubise la rendait presque de sang princier. Il y a pire alliance pour un jeune homme sortant de sa province crottée. Et pour la fortune, j'imaginai que Mlle de Tournon pouvait devenir d'un bon rapport. Comment ? Réfléchissez un peu. Vous y êtes ? Non ? Allez, je vous aide. Qui appréciait les visages nouveaux, surtout lorsqu'ils étaient aussi ravissants et frais que celui de la cousine du prince de Soubise ? Voilà, il me semble que vous avez compris. Et merci de m'épargner vos récriminations.
Mon fils faisait une bonne affaire à tout point de vue. Évidemment, je spéculais beaucoup, cependant le vice que je pressentais chez Mlle de Tournon était un indice de nature à tenter ce joli coup. À une table de jeu, on m'aurait applaudi. D'autant qu'il me serait épargné tous les embarras que j'avais connus avec Jeanne pour la mettre en présence du roi. Cette fois, la chose se ferait le plus naturellement du monde : j'adressai Mlle de Tournon aux bons soins de Mme du Barry. Je lui expliquai dans une longue lettre ce que j'envisageais pour cette jeune fille et mon fils, en masquant bien sûr avec soin les raisons occultes de mon soudain empressement à marier Adolphe. Si tout se déroulait comme je le prévoyais, j'aurais alors dans la place l'instrument de ma vengeance. Resterait ensuite à persuader la jeune Mlle de Tournon de se rendre aimable pour la bonne cause de son ménage, de sa gloire et de mon bénéfice. Et mon fils ? Il obéirait à son père puisqu'il me devrait sa femme.
Quelque temps plus tard, Jeanne reçut Mlle de Tournon à Versailles et lui trouva beaucoup d'avantages. Pas un instant, elle ne se douta que j'avais pensé en faire une rivale. Elle en parla à mon fils qui s'en remit complètement à elle pour arranger l'affaire. Adolphe la révérait comme une mère, vous dis-je. Seule Chon trouva à redire à ce projet. Elle jugeait Mlle de Tournon pas assez fortunée, en même temps qu'elle n'aurait su dire pourquoi, mais quelque chose d'indéfinissable lui causait du tracas dans sa mine. Elle n'était pas ma sœur pour rien. Cependant, les avis favorables l'emportèrent, en particulier celui de mon fils, qui
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