Pour les plaisirs du Roi
estima qu'on lui faisait là un présent royal. Il ne croyait pas si bien dire.
30 Obligée par sa mère, l'impératrice Marie-Thérèse, à parler au moins une fois à Mme du Barry pour ne pas blesser le roi Louis XV, la Dauphine Marie-Antoinette adressa la parole à Jeanne lors du 1 er janvier 1772. « Il y a bien du monde aujourd'hui à Versailles », lui dit-elle seulement, mais la phrase courut aussitôt Versailles, puis toutes les cours d'Europe, où l'on voulut y voir le signe des bonnes relations entre l'Autriche et la France…
Chapitre XLI
J e ne suis pas homme à regarder en arrière. Et ces Mémoires sont le premier exercice de ce genre que je m'impose. Pourtant, arrivé à ce point de mon récit, mon lecteur appréciera peut-être que nous nous arrêtions un peu pour contempler le chemin accompli. C'est d'autant plus opportun, qu'à l'époque où nous sommes maintenant rendus, j'allais vers mon cinquantième anniversaire. Par ailleurs, cette date sonnait les vingt ans, tout rond, depuis ma fugue de Lévignac. Vingt années dont je ne regrettais rien, et encore moins la position à laquelle je m'étais hissé. En mai 1773, ma petite fortune s'élevait à plus de un million de livres en papier, créances et numéraire. Je possédais deux vastes domaines – à Fontainebleau et à Bouconne – en plus de mon hôtel parisien et du manoir familial. En outre, ma collection de tableaux était reconnue comme une des plus exquises de Paris, sans parler des meubles et antiques qui décoraient mon hôtel, dont la valeur approchait les six cent mille livres. En plus de tout cela, le roi m'avait honoré du titre de comte de L'Isle-Jourdain. Enfin, mon affaire sur la Corse, dirigée d'une main experte par Nallut, me valait une rente de plus de cent cinquante mille livres.
Le lecteur attentif aura noté que dans ce décompte je n'inclus pas mon commerce galant. Il produisait moins qu'à ses belles heures, mais quatre ou cinq perles continuaient à me valoir de quoi dépenser sans compter à la table de jeu.
Dans ces conditions, comment pouvais-je regretter d'avoir quitté mes pénates vingt ans plus tôt ? Les grincheux objecteront que cette belle prospérité m'avait coûté ma réputation. Soit. Et alors ? Je dormais dans des étoffes précieuses, ma maison comptait huit domestiques, les meilleurs gentilshommes m'ouvraient leurs portes, et quelques-unes des plus belles femmes de Paris me connaissaient d'assez près. Que voulez-vous de plus ? L'estime des siens, dites-vous ? Justement, j'y travaillais tous les jours. Et ma défunte épouse aurait été bien heureuse de voir le beau mariage que fit mon fils avec Mlle de Tournon à l'été 1773.
Les du Barry sont de vieille souche, vous le savez. Mais je crois qu'aucun des membres de notre lignée ne peut se vanter d'avoir recueilli la signature du roi sur son contrat de mariage. C'est un honneur rare, et c'est le cadeau de noce que Jeanne fit aux deux époux. Elle s'était occupée de tout, peut-être mieux qu'une mère ne l'aurait fait – sans manquer à la mémoire de la génitrice de mon fils. Elle trouva le prêtre, mobilisa une paroisse de Versailles, choisit la toilette de Mlle de Tournon, et demanda donc au roi qu'il ajoutât son paraphe sur le contrat des mariés. Il s'exécuta de bonne grâce, la faveur n'étant pas de celles qui coûtaient cher. Il promit même de venir saluer les jeunes époux. La cérémonie fut simple mais très émouvante : la mariée était splendide et s'acquitta fort bien de son rôle. Quant à mon fils, il donna tous les signes d'un homme profondément épris – cela m'inquiéta un peu. Une fête rassembla ensuite les deux familles dans les appartements de Jeanne, en compagnie d'une petite cinquantaine d'invités parmi les plus distingués de la Cour.
On y vit, entre autres, le duc de Richelieu, M. d'Aiguillon, le prince de Soubise, le comte de La Marche – c'était le fils du prince de Conti, brouillé à mort avec son père –, le comte de Broglie, le jeune et très beau duc de Lauzun – Jeanne l'appréciait beaucoup –, ou encore Mme de Mirepoix, la princesse de Montmorency et Mme de Valentinois. M. de Maupeou passa aussi sa vilaine tête quelques instants. Enfin, sur les coups de dix heures du soir, le roi rendit visite à la noce. Il m'apparut singulièrement fatigué et vieilli. Son teint semblait comme celui d'un homme malade de la bile. Jeanne lui présenta les jeunes mariés, puis il se promena sans façon
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