Pour les plaisirs du Roi
apercevrez toutefois qu'y vivre demande d'avoir des appuis. On ne peut s'y risquer trop avant sans protection. L'argent en est une, mais les relations garantissent tout autant qu'une lettre de change. À la Cour, de même. Car si votre nom et vos recommandations vous en ouvriront les portes, sans alliés, vous n'irez pas loin. C'est ainsi, vous devez être d'une coterie : on y pêche parfois des amis, on y rend souvent des services, on en retire toujours des avantages.
— J'entends vos conseils, madame, mais, malgré trois siècles de noblesse dont les archives de ma famille peuvent attester, il n'est dans cette ville aucun parent ou proche dont je puisse solliciter le soutien.
— En vous adressant à moi, la baronne d'A* n'ignorait pas cela. Elle a bien fait de vous recommander. Ma vue est bien faible désormais ; toutefois, ce que je devine plaide en votre faveur. Pardonnez ma franchise, mais vos mensonges ont toutes les couleurs de la sincérité, c'est l'essentiel. Ici, la vérité importe peu. Seule la manière de se raconter vaut preuve. Une bonne figure, une haute stature, de l'éloquence et une noblesse pas trop fraîche, voilà qui permet de s'avancer. À condition, je vous le redis, de ne point aller tout seul à la bataille.
— Je suis tout prêt à m'enrôler sous votre bannière, madame, répondis-je sans effort.
— Merci, comte. Vous verrez que mon régiment est un des mieux fréquentés de Paris. On parade beaucoup, la discipline est souple, l'ordinaire y est souvent extraordinaire et les jeunes femmes sont admises. Je ne doute pas que vos manières et votre nom agréeront les vétérans comme les novices. Venez souvent me rendre visite. Vos talents, quels qu'ils soient, ne sont pas encore connus à Paris, mais je préfère qu'ils s'épanouissent dans ma société plutôt que chez des rivaux. Cela vous convient-il ?
— Parfaitement, madame. Comment pourrait-il en être autrement ? Me voilà à peine débarquer de ma campagne que je suis admis à figurer dans un collège des plus recherchés. Il n'y aura de disciple plus fidèle.
— Pour ce qui est de la fidélité, monsieur, je ne demande rien. L'exiger, c'est déjà douter de la conserver. Et sans liberté, que valent les serments ? Ma maison vous est ouverte sans conditions.
Ami lecteur, vous conviendrez que l'accueil de la marquise avait de quoi réchauffer l'âme d'un exilé, aussi bien pourvu qu'il le fût déjà par la providence, ce qui était mon cas, vous le savez.
Mme du Deffand me retint encore un instant, me prodiguant quelques menus conseils sur les usages dans sa maison, après que sa nièce eut pris congé très gracieusement. Mais au moment de nous séparer, la marquise me posa une question qui ne fut pas sans m'étonner.
— Cher comte, comment avez-vous trouvé ma nièce ?
— Bonne lectrice et assurément très dévouée, dis-je poliment.
— Il y a certes dans Paris des nièces moins empressées. Je l'ai sortie d'une position familiale un peu alambiquée afin qu'elle me soutienne depuis que mon infirmité m'empêche de lire à ma guise. Elle a un bel esprit à défaut d'un beau minois. Cette disposition, dont j'ignorais d'ailleurs tout lorsque je l'ai fait venir près de moi, a l'heur de plaire à beaucoup des habitués de ma maison. Sa conversation est recherchée : elle réplique avec assez d'esprit pour que messieurs Le Rond d'Alembert ou de Marivaux se plaisent parfois à débattre avec elle. J'en suis heureuse, mais il m'est revenu que sa passion pour les choses de l'esprit l'a conduite à poursuivre ses conciliabules dans des alcôves où l'homme de lettres ne maîtrise pas toujours la plume avec le même talent que devant l'écritoire.
— Les muses sont parfois capricieuses, répliquai-je.
— Souvent, mais je ne voudrais pas que ma chère nièce en conçoive du dépit. Tous les hommes ne sont pas inspirés pour exprimer des hommages dont la qualité a tant ému mon amie la baronne. Sur ce chapitre, j'ai peur que Julie choisisse mal ses maîtres. À l'occasion, vous me paraissez homme à lui faire le latin.
La proposition était sans équivoque. Mme du Deffand était une femme de ressource et mon irruption dans sa société avait tout de suite trouvé un emploi. Je comprenais mieux maintenant les raisons de son si bon accueil. Sans m'en formaliser je lui promis de mettre tout en œuvre pour aguerrir Julie, le service étant indubitablement de ceux que l'on propose à des gens de confiance. Pas moins
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