Pour les plaisirs du Roi
nous loger afin de profiter au mieux de la grande fête qui se préparait. Il était veuf, sa solitude lui pesait, d'autant que son acharnement à défendre sa forteresse l'avait coupé de beaucoup de ses coreligionnaires plus mal lotis : nous acceptâmes l'invitation. Je renvoyai mon domestique à Paris afin qu'il me ramenât quelques affaires puis qu'il fît de même chez M. de Saint-Rémy. Ce dernier me remercia de mon offre mais avoua n'avoir rien de mieux à se mettre que ce qu'il avait présentement sur lui, et qui datait déjà un peu, dans la coupe comme dans la qualité. Comme il devait me servir de mentor pour mes premiers pas à la Cour, je jugeai plus opportun de lui proposer de le rhabiller au goût du jour. Je lui présentai cela comme un service bien naturel entre gentilshommes. Il ne se fit même pas prier pour accepter. Nous trouvâmes dans une galerie le rabatteur d'un tailleur de Versailles qui lui confectionna en deux jours une superbe redingote. L'habit me coûta dix louis mais je ne les regrettai pas car je ne voulais pas m'afficher aux côtés d'un homme qui eût l'air de l'autre siècle.
M. de Bouteville nous avait placés dans une chambre assez étroite, sombre et pour tout dire un peu moisie, mais qui avait l'avantage d'ouvrir sur le jardin. Là, nous restâmes tranquilles une paire de jours, ponctuant quelques visites à des amis de M. de Saint-Rémy par des parties de cartes fort sages. Le château se remplit peu à peu de courtisans, en même temps que s'annonça le retour du roi de son séjour à Compiègne. Dans la Grande Galerie, des gradins avaient été installés pour le grand bal qui se devait donner. Des invitations s'étaient distribuées un peu partout dans Paris, et l'efficace M. de Saint-Rémy en avait récupéré une pour moi, bien que mon nom ne soit pas encore familier au grand intendant des fêtes du château, et encore moins aux huissiers de Versailles.
Je pensais ce sésame sacré, mais je me rendis très vite compte qu'il en allait là aussi comme pour le reste : le jour prévu, une foule prodigieuse se pressait à Versailles, dont pas la moitié n'était sur les listes des invités. Des listes qui n'existaient d'ailleurs même pas. Déjà dans la place, nous eûmes toutefois moins de mal que d'autres à entrer dans la salle de bal. À l'extérieur, des centaines de gentilshommes et de dames faisaient le pied de grue avant de pouvoir accéder à l'escalier de Marbre où des suisses tentaient de canaliser le flot. La chose se passait dans la bonne humeur, tout un chacun acceptant pour l'occasion de se faire marcher sur les pieds sans réclamer réparation.
Au milieu de cette foire, on faisait assaut d'une élégance qu'il ne m'avait jamais été donné de contempler dans Paris. Des femmes magnifiques, merveilleusement parées, accompagnaient des gentilshommes non moins superbes, poudrés certes avec excès, mais vêtus comme des princes que beaucoup n'étaient pourtant pas. Moi qui pensais me distinguer à cet endroit, j'en conçus d'ailleurs un peu de dépit. La salle de bal fut bientôt presque entièrement remplie. On dut même repousser quelques gradins pour faire place aux danseurs.
La musique venait de se lancer quand l'orchestre cessa sans prévenir. Des suisses firent place. Le roi fut annoncé : Louis XV entra. J'étais très proche de lui et je pus longuement l'observer. C'était la toute première fois que je voyais le souverain et il me fit très grande impression. Fort bel homme, il avait la taille presque aussi haute que la mienne ; il semblait bien fait et dégageait à cette époque une expression inimitable de grandeur et de grâce. Il n'eût pas été le roi qu'on l'aurait pris sans conteste pour lui : tout dans sa personne laissait deviner la noblesse de son sang. Après quelques saluts distribués de part et d'autre de la haie de courtisans, le roi adressa un simple regard à un gros personnage en habit d'huissier, qui comprit aussitôt le signal et se retourna vers l'orchestre pour l'engager à reprendre. La musique joua, les couples se formèrent, et le roi disparut dans la foule, accompagné de seulement deux gentilshommes.
M. de Saint-Rémy s'était tenu aux avant-postes tout du long, sans toutefois pouvoir recueillir un quelconque témoignage d'intérêt du souverain, pas même un regard. Il se serait pourtant contenté du plus infime signe, dont il aurait ensuite pu monnayer le sens à sa convenance auprès des autres courtisans. Mais
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