Pour les plaisirs du Roi
rien n'était venu. Pugnace, il ne s'avoua pas vaincu et pista une opportunité de s'approcher à nouveau du roi afin de se mettre en situation de laisser penser qu'il était connu de lui. Je le laissai à ses plans de bataille.
Je ne restai pas longtemps esseulé : le hasard voulut que mon pas croisât celui d'une jolie et gaie vicomtesse rencontrée chez Mme de Marchainville. Elle me proposa de lui donner le bras pour une contredanse. Vous vous demandez peut-être comment le provincial que j'étais encore se tira de cette épreuve ? Eh bien, messieurs les cancaniers, sachez que, même dans les cours de ferme, on apprend parfois à danser. Cet art est universel. Je l'affectionne grandement, tant pour les rencontres qu'il autorise que pour le mouvement qu'il donne au corps. Dans ma jeunesse, j'ai eu un maître un peu rassis, certes, mais qui m'a bien dégrossi à ce sujet. La preuve : nous enchaînâmes les danses avec grâce et ce franc succès m'autorisa bientôt à séduire de nouvelles cavalières.
Au bout de deux heures, j'avais autour de moi une cour féminine empressée. Je les régalais d'amabilités galantes entre deux pas de danse, quand mon petit sérail attira d'autres gentilshommes avec lesquels je partageai généreusement la société de ces dames. Parmi eux, mon attention fut attirée par un visage connu. Il s'agissait du joueur de cartes qui m'avait délesté de deux mille livres chez Mme de Marchainville. Vous vous en souvenez peut-être, il cultivait la particularité de faire entendre un accent tudesque alors qu'il promenait une allure de Maure. Il se présenta de façon assez amicale et me dit s'appeler M. de Kallenberg, ce que j'ignorais, puisqu'à notre précédente rencontre nous avions seulement échangé des cartes et des louis – les miens principalement. Je ne le repoussai pas, toujours soucieux d'étoffer le cercle de mes connaissances, quoique ce M. de Kallenberg m'inspirât des sentiments mesurés, en particulier à cause de l'éternel rictus qui barrait le bas de son visage. Je me tenais donc sur la réserve quand il engagea plus directement la conversation.
— Vous n'êtes pas depuis longtemps à Versailles ? me demanda-t-il d'un ton faussement désinvolte.
— Non, répondis-je. Cela se voit donc tant ?
— Certes pas, monsieur. Vos manières n'ont rien à envier à celle d'un gentilhomme de la Cour ; toutefois, je n'ai pas souvenir de vous avoir déjà vu en ces lieux.
— Vous avez bonne mémoire. Ou plutôt, vous en manquez. Et à juste raison, car je suis ici pour la première fois. En revanche, pour ma part, il me revient très bien vous avoir déjà rencontré ailleurs, lâchai-je avec une pointe d'ironie.
— Bien sûr, on n'oublie pas une belle partie, dit-il d'un ton entre deux airs qui ne me plut qu'à moitié.
Il ajouta :
— J'espère avoir l'occasion de nous revoir autour d'une table : la chance sourit souvent aux opiniâtres.
— Je crois, monsieur, que la chance se soucie peu des obstinés tout autant que des inconstants, comme la malchance d'ailleurs. L'une et l'autre frappent à leur guise. Nous rejouerons peut-être, mais je ferai alors plus confiance à ma main qu'à celle du destin pour recouvrer ce dont vous m'avez bien joliment soulagé chez Mme de Marchainville.
Il parut surpris de ma réplique et attendit quelques secondes avant de reprendre d'un ton affable :
— Je suis à votre disposition. Voilà une attitude qui plairait à monseigneur le prince de Conti, mon protecteur. C'est un franc joueur, lui aussi. Le connaissez-vous ?
— Je n'ai pas cet avantage, bien que je sois un peu instruit de ses talents.
J'avais en effet déjà entendu parler de ce prince du sang, cousin de Louis XV. Connu pour sa bravoure à la guerre et sa remarquable intelligence, il était également célèbre pour son immense ambition. Le roi s'en méfiait, tant le prince cultivait toutes les dispositions qui font les grands conspirateurs. On avait bien tenté de l'éloigner de Versailles en le proposant au trône de Pologne, mais l'affaire avait piteusement échoué. Le roi dut donc composer avec son encombrante présence et essaya de l'amadouer par quelques étincelants hochets. Le titre de grand prieur de l'ordre de Malte à Paris n'en était pas un des moindres. Il lui valait l'autorité sur un ordre fortuné et surtout la jouissance du superbe domaine de l'enclos du Temple, au cœur de la cité. Là, il pouvait régner en toute indépendance puisque la commanderie
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