Pour les plaisirs du Roi
à son infirmité : nulle gratification ne vint remercier les bons services d'Orphéa. Leur liaison ne dura point car la chose se répéta à chacune de leurs entrevues. Une manie de bègue, sûrement.
En peu de temps, je devenais un des familiers du duc de Richelieu. Nos caractères se plurent, et avant qu'il ne quittât Paris pour Bordeaux, nous passâmes plusieurs soirées dans diverses adresses, certaines assez peu recommandables à tous égards. Lui et moi avions ce goût commun pour les endroits où la fange fait son lit. Les aventures y étaient souvent salées et à la condition de garder l'anonymat, ces lieux avaient l'avantage de tout permettre sans publicité. On trouvait également là plus de fâcheux qu'ailleurs, si bien que deux ou trois fois le duc s'embarqua encore dans des affaires qui manquèrent finir sur le pré. À cette époque, il me confia avoir collectionné plus de quarante duels depuis l'âge de vingt ans, dont huit s'étaient terminés par la mort de son adversaire. Le restant se partageait entre blessures légères pour lui et souvent graves pour ses contradicteurs. Une ligne de conduite dont il s'était fait une routine :
— Voyez, cher comte, me battre m'est devenu aussi naturel que me nourrir, m'avoua-t-il un jour. C'est une règle de vie. Elle m'est indispensable. Bien sûr, beaucoup de beaux esprits vous diront que ce n'est là que vanité mal placée. Mais ceux-là n'ont pas de bras fermes à faire valoir ou peu d'honneur à défendre. De plus, je prétends qu'il est de bonne politique de se montrer quelquefois susceptible si l'on souhaite protéger sa quiétude. Même mon ami M. Voltaire me reconnaît une vraie sagesse dans cette habitude. Drôle de philosophie direz-vous ? Pourtant, elle me garantit du pire : en provoquant quarante duels, j'en ai découragé cent autres. Vous connaissez notre époque, chacun se pique de tirer son épée au moindre soupçon qu'on lui a manqué. Cette manie a passé chez les roturiers. Bref, en ayant une renommée à cet endroit, les candidats se pressent moins de venir ferrailler. Battez-vous, ayez mauvaise réputation, soyez infréquentable pour tous les traîneurs de rapière, et votre tranquillité est assurée.
Le conseil était celui d'un ami. Mais à l'exception de mon affaire toulousaine avec le baron d'A* et du défi avorté à M. de Kallenberg, j'avais encore peu d'expérience en cette science. Je décidai donc de parfaire mes connaissances en fréquentant régulièrement la salle d'un maître d'armes que M. de Richelieu m'indiqua près de l'Orangerie. Il m'en coûta plusieurs centaines de livres mais je ne les ai jamais regrettées.
Chapitre XII
A la fin de l'année 1756, la maison de Marguerite connut des désagréments qui manquèrent porter un coup fatal à mon lucratif passe-temps. Depuis quatre années, ce digne établissement prospérait près de la Bastille, et jamais son commerce n'avait été inquiété par les services du lieutenant criminel du Châtelet. C'était sans compter sur l'arrivée à ce poste du zélé M. de Sartine.
Avant de vous narrer plus avant les tracas de mon associée, et puisque je viens d'évoquer un nom qui vous deviendra familier au cours de ce récit, j'aimerais vous brosser à grands traits le portrait de ce nouveau venu. J'emploie à dessein la formule de « nouveau venu » car Antoine de Sartine naquit à Barcelone où il a passé ses vingt premières années, avant d'élire domicile en France sur les conseils d'un père bien introduit à la cour de Versailles et dont la fortune s'était faite en ravitaillant les armées françaises pendant la guerre de Succession d'Espagne. En 1752, son entregent procura à son fils des lettres de nationalité puis en 1755 la charge de lieutenant criminel du Châtelet, avec tous les pouvoirs de police y afférant.
Il y a dans notre royaume des mystères qui sont bien gardés : comment un jeune homme de vingt-six ans, baragouinant encore assez mal notre langue, peut-il être désigné à une si importante fonction ? D'autant qu'il m'est revenu que le prix de sa charge, habituellement de deux cent cinquante mille livres, fut ramené par ordre du roi à seulement cent mille livres. Pourquoi un tel cadeau ? Mes questions sont sans réponse encore aujourd'hui, mais ne me dites pas que c'est avec de telles méthodes que l'on conduit adroitement le char de l'État. Bref, M. de Sartine devint du soir au matin l'un des hommes les plus puissants de Paris.
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