Pour les plaisirs du Roi
front. Certes, son courage sur les champs de bataille était la politesse de sa condition, mais il y ajoutait un panache qui séduisait, du plus anonyme des fantassins jusqu'au roi. Louis XV en avait d'ailleurs fait un maréchal de France et vouait au duc une franche affection, d'autant que M. de Richelieu l'avait souvent accompagné dans des escarmouches plus intimes. Compagnon de débauche des jeunes années du souverain, le duc était tombé en disgrâce depuis l'ascension de Mme de Pompadour qui se méfiait de l'influence qu'elle lui prêtait sur son royal amant. En le nommant gouverneur de Guyenne, le roi avait toutefois souhaité apaiser sa frustration en même temps qu'il l'éloignait des complots de sa favorite. Comme toujours, le monarque ne choisissait pas, se contentant de ménager les uns à la défaveur des autres, puis inversement. Le duc s'était rangé docilement à sa décision, bien qu'il eût préféré rester à Paris, son nouvel hôtel de l'île Saint-Louis venant à peine d'être achevé.
Nous fûmes installés sans étiquette à la table du marquis, ce dernier ayant cependant pris soin de placer le duc en face de lui, mais en l'entourant de quelques-uns de ses jeunes amis. À moi-même, il réserva une place à sa gauche, tandis que Mme du Deffand occupait sa droite. Sur mes conseils, ma compagne s'était pour sa part rapprochée d'un duc passablement bègue avec qui elle entreprit de faire la conversation. Le souper était des plus fins, la conversation polie et parfois intéressante, et tout semblait devoir concourir à la réussite de cette soirée quand l'un des amis du marquis de Marigny gâcha la sauce. Un jeune homme outrageusement poudré s'avisa en effet d'entreprendre M. de Richelieu sur sa nomination à la gouvernance de la Guyenne. Le duc éluda aimablement un sujet qui semblait le chagriner, mais son interlocuteur insista en lui demandant s'il ne regretterait pas Paris. M. de Richelieu s'en tira à nouveau par une élégante pirouette puis changea ostensiblement de discussion. L'autre, soit qu'il fût sot, soit qu'il eût décidé de se montrer déplaisant – je penche pour la première hypothèse –, ne s'en tint pas là. Cette fois, le duc pria un peu plus fermement le gêneur de ne pas insister et se retourna explicitement vers sa voisine de droite.
Tout cela se passait au milieu du bourdonnement des conversations de la table et peu de convives avaient suivi l'échange. J'étais de ceux-là. Je pressentis que l'affaire allait s'envenimer quand le jeune ami du marquis posa la main sur l'épaule du duc. À ceux qui ne connaissent pas les usages, je préciserai juste que cette familiarité ne s'entend qu'entre égaux. Le duc eut un léger mouvement du haut de son corps, avant de très lentement se retourner vers le jeune homme. Il le toisa quelques instants. Face à lui, l'imprudent, les joues franchement échauffées, demanda assez haut s'il était un importun pour qu'on lui tournât le dos. Le duc répondit qu'il ne l'était pas jusqu'alors, mais qu'il était en bonne voie de le devenir. Le marquis de Marigny avait cette fois entendu le dernier échange. Il intervint :
— Monsieur le duc, il faut nous excuser, nous n'avons pas de ces manières des camps où un ordre suffit à imposer le silence, lança-t-il maladroitement, pensant peut-être faire un mot d'esprit.
— Monsieur le marquis, il y a loin de ce salon à mes régiments, je vous rassure. Là-bas j'ordonne, ici j'invite, mais dans les deux cas, j'aime à ce qu'on m'entende, répondit le duc.
Le marquis s'empourpra. La réplique était toute militaire, mais, je le pense, n'en voulait pas dire plus. Le duc l'avait d'ailleurs formulée d'un ton courtois, accompagné d'un sourire qui eût suffi à adoucir de plus ombrageux. Le marquis avait la tête chaude : il crut qu'on lui manquait. Et pour tout compliquer, le jeune écervelé qui venait d'essuyer l'ire du duc se remit de la partie.
— Monsieur, je saisis mal votre emportement, ma seule question était de savoir si la Guyenne sera une retraite à votre goût, dit-il avec un petit rire nerveux.
La jeunesse a parfois des insolences qu'elle maîtrise mal. Et il eût mieux valu s'asseoir sur un baril de poudre en allumant la mèche que de jouer ainsi avec un homme comme le duc. Sa réponse ne se fit d'ailleurs pas attendre :
— Monsieur, sachez que par nature un militaire ne goûte aucune retraite. Cela posé, j'ai le net sentiment qu'il vous soucie de me voir
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