Pour les plaisirs du Roi
suis venu sans amis, j'en repars en bonne compagnie. Après que j'aurai expédié ce mirliflore, il me serait agréable de vous offrir la suite du souper dont je viens de vous priver.
J'acceptai, sans être toutefois aussi certain de la suite qu'il ne l'était. Son rival paraissait certes peu aguerri, mais il lui rendait presque quarante ans, avec le surcroît de vigueur en proportion. En outre, le lieu de rendez-vous où nous venions d'arriver était fort mal éclairé, et je craignais que cela ne fût un autre désavantage pour un homme de l'âge du duc. Je n'eus pas l'occasion de m'inquiéter plus avant. À peine les formalités réglées, le duc se lança dans un furieux assaut. Son adversaire ne put que s'employer à parer la grêle de coups qui s'abattit sur lui. Le duc se battait comme un soldat, c'est-à-dire sans académisme et avec un seul souci : tuer. Plus petit que son adversaire, il paraissait pourtant le dépasser d'une tête, tant l'autre ployait sous la tempête. Bientôt, l'expérience eut le dessus sur la jeunesse : le jeune homme à bout de souffle s'effondra à terre sur une ultime charge, la jambe transpercée. Sans pitié, le duc voulut achever de l'embrocher quand j'intervins en croisant mon épée avec celle qui s'abattait sur sa victime. Le duc eut un bref mouvement de colère, mais se reprit dans l'instant puis recula afin de laisser M. de Marigny venir au secours de son ami. L'affaire était terminée.
Le jeune homme avait une blessure profonde à la jointure de la cuisse et du genou. Nous hélâmes une voiture pour le reconduire à l'hôtel de Marigny où le marquis fit promptement quérir un médecin. Pour son bonheur, le blessé était robuste : avant trois semaines il remarchait sans peine, avec toutefois une légère claudication qu'il conserverait jusqu'à sa mort brutale, trois ans plus tard. Après avoir trop bu, le garçon tomba un soir d'une fenêtre de ses appartements et se rompit le cou. La vie est ainsi faite.
Après le duel, M. de Richelieu ne souhaita évidemment pas retourner à l'hôtel de Marigny. Il tint cependant à honorer sa promesse en m'invitant à achever notre souper en son hôtel de l'île Saint-Louis. J'y fus reçu avec beaucoup d'égards : la conversation prit rapidement un ton amical. Le duc ne tarissait pas de remerciements pour mon attitude au cours de la soirée, mais aussi pour mon intervention alors qu'il s'apprêtait à écourter de trois ans la vie de son adversaire.
— Cher comte, il m'est rare de remercier quelqu'un pour m'avoir ôté le plaisir d'occire un fâcheux. En effet, ce coup d'épée m'eût valu une somme d'embarras fort peu en proportion avec l'arrogance de ce pauvre étourdi. Ce qui m'aurait en particulier fait du tort, c'est qu'il est le rejeton d'un de mes banquiers. Va que je lui prenne de l'argent, mais la vie de son fils, je n'aurais pu la lui rembourser. Cela aurait écorné mon crédit pour longtemps. Et je ne parle pas de la réaction de la favorite. Déjà, quand à la Cour on saura l'esclandre de ce soir, je crains que la Pompadour ne demande au roi qu'il me punisse sévèrement. Qu'importe, au moins je saurai pourquoi je croupis en Guyenne : il paraît qu'on y accommode fort aimablement le poisson, acheva-t-il dans un franc éclat de rire.
Le duc ne s'inquiétait jamais de rien. Je le connais depuis maintenant vingt-cinq années et je prétends qu'il doit son exceptionnelle longévité à une nature parmi les plus heureuses qu'il m'ait été donné d'approcher. Au cours de sa très longue vie, elle l'a garanti des maladies du corps comme de celles de l'âme. Et on lui dirait que la terre s'ouvrira en deux demain matin, que M. de Richelieu trouverait encore motif à s'en divertir. Ce soir-là, il était donc de belle humeur, ce qui m'incita à lui proposer de m'accompagner chez Marguerite. Il ne se fit pas prier pour faire honneur à sa réputation en acceptant l'invitation.
Au fait, vous vous intéressez peut-être à ce qu'il était advenu de ma compagne du soir ? Je vous renseigne : Orphéa avait suivi les détails de la soirée aux côtés du duc bègue dont je vous ai parlé, mais elle se trouva un peu dépourvue de ne pas me voir revenir. Il était tard quand le duc lui bredouilla son vif désir de la raccompagner. Elle le fit savamment languir, jusqu'à ce qu'elle jugeât qu'il était raisonnable de se laisser convaincre. Elle ne repoussa pas non plus ses avances. Toutefois le bonhomme ajoutait la pingrerie
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