Pour vos cadeaux
qui vous sépare
de cette heure du crime qui achève l’année. Un compte à rebours que vous
redoutez par-dessus tout pour ce moment final où les présentateurs scintillants
comme des arbres de Noël, excités comme s’ils assistaient à la naissance de
l’univers, lancent cet appel à enlacer sa cavalière au passage de l’année. Or
vous êtes seul avec votre mère, n’ayant d’autre ressource à cet instant que de
vous pencher vers elle pour l’embrasser en lui souhaitant, quoi : tout le
bonheur du monde ? Ce qui se traduisait pudiquement par quelque chose
comme : la santé avant tout. Mais, avant tout, cela veut donc dire avant
l’amour. Or, à dix-sept ans, vous ne croyez pas une seconde qu’un foie en bon
état vaille mieux que le bonheur de serrer une femme aimée dans ses bras. Mais
va pour la santé, puisqu’on ne peut rien dire de l’essentiel, à quoi votre mère
en échange rajoutait à votre endroit ses meilleurs vœux de succès, ce qui
visait les études. Donc rien de bien attrayant pour l’année en cours. Mais au
moins le plus dur, cette cérémonie des faux-semblants (attendu qu’il ne faut
rien attendre, attendu que la vie est ce qu’elle est, attendu que demain sera
un autre jour identique à la veille) était passée. De quoi souffler jusqu’à
l’année prochaine.
Après quoi, soulagés, tristes de n’avoir pas mieux à offrir
à l’autre que cette soirée de télévision, quand partout explosent les feux
d’artifice, nous subissions en silence le défilé des artistes invités qui, verre
de Champagne à la main, étalaient leurs projets mirifiques pour cette année qui
démarrait en beauté et, pas chiens, offraient aux solitaires devant l’écran
tout ce que la vie d’ordinaire leur mégotait. Un si grand bonheur dans autant
de petites bulles, ils n’arrivaient visiblement pas à le garder pour eux seuls,
alors on s’efforçait d’être heureux pour ne pas gâcher leur plaisir. Ensuite,
il ne nous restait plus qu’à guetter le moment propice, un changement
d’émission par exemple, pour donner un tour définitif à cette comédie des
masques en montant nous coucher.
Mais une année, à force de ne rien voir venir, vous décidez
de prendre votre destin en main. Ça ne va pas se passer comme ça, c’est-à-dire
pas comme l’année écoulée, et celle-là comme la précédente. Dorénavant ç’en est
fini d’être une marionnette triste dans un théâtre de poche. De ce moment
choisi par vous comme un vrai point de départ, la vie va se mettre en marche
avec son cortège de surprises heureuses. Mais pour ce faire, il ne faut pas
attendre que les choses daignent arriver toutes seules, ne pas rester les deux
pieds dans le même sabot. Il faut ce franchissement volontaire du Rubicon, cet alea jacta est, après quoi plus rien n’est comme avant. (Vous raconterez
plus tard comment tout ce qui vous est arrivé de beau et de grand a dépendu de
ce moment décisif). Alors, vous éclipsant peu avant minuit dans votre chambre
en laissant votre maman devant la télévision où l’on s’apprête à fêter toujours
de la même manière l’événement, comme s’il y avait autre chose à en attendre
qu’un changement de présentateurs, vous inventez, seul au monde, de franchir la
nouvelle année sur la tête, les pieds en l’air (ce qui n’est pas, loin s’en
faut votre spécialité – vous vous êtes même écroulé devant le jury
lors des épreuves de gymnastique du baccalauréat –, de sorte que, pour ne
pas compromettre votre avenir, vous vous aidez du mur, ce même mur que,
quelques années auparavant, votre mère a martelé de ses poings en appelant
l’oncle Emile à son secours, comme si décidément il existait là un passage
secret, une ouverture pour une évasion), mais sûr ainsi, par ce renversement de
perspective, d’inverser le cours des choses, que la tristesse se changera en
joie, l’inaction en aventures et la solitude en galantes compagnies. Vous
reposez maintenant sur la tête, le front écrasé, les bras tremblants à tenter
de maintenir cet équilibre sommaire, les pieds tout là-haut, comme saint Pierre
sur sa croix, le marcheur céleste, à compter les douze coups fatidiques qui
sonnent au clocher du village, hésitant à retomber sur terre après le douzième,
de crainte que votre prophétie ne fasse long feu, que le dessus de lit jaune à
fleurs, et le plancher couvert d’un linoléum rouge, et la représentation
accrochée
Weitere Kostenlose Bücher