Prophétie

réflexions, nous éloignâmes de la taverne. Barak brisa le silence. « Il cachait quelque chose, vous ne croyez pas ?
    — J’en ai bien l’impression. Quelque chose ayant trait à Goddard.
    — J’aurais pu lui faire cracher le morceau.
    — Non. Ça, c’est le travail de Harsnet. Je lui en parlerai ce soir.
    — Je ne crois pas que la femme sache quoi que ce soit.
    — Non. La malheureuse… Je ne pense pas qu’il lui soit très reconnaissant des soins qu’elle lui prodigue.
    — Peut-être Harsnet va-t-il le convoquer pour lui faire subir un interrogatoire serré.
    — Sans doute. » Ça ne me réjouissait guère que ce petit hommedéçu et aigri soit rudement traité. Mais s’il cachait quelque chose, force nous était de découvrir de quoi il retournait.
    Le soleil se couchait au moment où nous regagnâmes la maison. J’étais fatigué et mon bras me faisait mal chaque fois que je le bougeais. J’aurais bien aimé passer la soirée chez moi pour me reposer, mais je devais me rendre à la chapelle pour l’enterrement. Comment était Samuel à présent ? La dernière fois que je l’avais vu, il était encore bambin.
    Tamasin était allongée sur une pile de coussins dans la salle. Si ses yeux étaient moins gonflés, ses lèvres restaient enflées et les traits du visage étaient toujours déformés par des tuméfactions enflammées. Et elle avait l’air absolument vannée.
    « Comment vas-tu, ma poule ? demanda Barak d’un ton qui me parut d’une gaieté feinte.
    — Je suis tout endolorie. Mes lèvres me font mal », bredouilla-t-elle. Quand elle ouvrit la bouche, j’aperçus de la ouate ensanglantée à l’intérieur des joues. Je tressaillis et ma langue chercha dans ma propre bouche le trou que m’avait fait deux ans plus tôt un tortionnaire de la Tour.
    « Par la Sainte Vierge, ça fait mal ! » s’écria-t-elle. Barak se dirigea vers elle et posa un bras autour de ses épaules.
    « Ç’aurait pu être pire, dit-il. Les dents cassées étaient sur le côté. Tu as toujours ton joli sourire.
    — Oh, alors tout va bien ! fit-elle d’un ton ironique.
    — Je ne voulais pas dire…
    — Savez-vous, me demanda-t-elle, ce que m’a proposé ce misérable arracheur de dents ? Quand il m’a annoncé que l’opération me coûterait cinq shillings, je lui ai répondu que c’était trop cher. Alors il m’a proposé non seulement de ne rien me faire payer mais de me donner dix shillings si je le laissais m’arracher toutes mes dents, car, vu leur beauté, il pourrait en faire un bon râtelier pour une personne riche. Il a alors sorti l’une de ces fausses mâchoires en bois qu’il a voulu comparer à la mienne, qui, d’après lui, était dans la bonne moyenne. J’ai refusé et lui ai dit de se mettre au travail, que c’était cruel de me montrer ce genre de chose alors que je souffrais le martyre. Je suis étonnée que le Dr Malton l’ait recommandé.
    — Il a eu de la chance que je n’aie pas été là, ce salaud.
    — Il est vrai qu’il a travaillé assez vite et que ça m’a fait moins mal que je le craignais. Bigre ! quelle horreur que cet homme ! s’écria-t-elle en tressaillant. Son tablier était maculé de sang et son enseigne était ornée d’un collier de dents.
    — Vous devriez aller vous coucher, Tamasin, lui dis-je. Vous reposer.
    — Allez-vous assister à l’enterrement de messire Elliard, monsieur ? demanda-t-elle.
    — Oui. Il faut que je me change. Je vais d’abord chez Dorothy, car je me joins à sa maisonnée. Barak, quand je reviendrai, nous prendrons un rapide dîner avant d’aller à notre rendez-vous avec Harsnet.
    — Au fait, cette église… Sainte-Agathe, dans Irish Lane… N’est-ce pas celle dont le clocher est tombé il y a deux ans ?
    — Oui. C’est l’une des églises des réformateurs. Tu n’as pas besoin de venir », ajoutai-je, en lançant un regard significatif vers Tamasin.
    Il haussa les épaules. « Harsnet a parlé de nous deux dans sa lettre. Il se peut qu’il veuille me confier certaines tâches. »
    J’ouvris la bouche pour protester avant de me raviser aussitôt. Si je lui faisais des reproches devant Tamasin cela l’irriterait encore plus.
    « Ne vous en faites pas, tout ira bien, déclara-t-elle d’un ton plein de sous-entendus.
    — Parfait, dit Barak. Repose-toi bien. »
    Le regard de Tamasin et le mien se croisèrent. Elle avait l’air furieuse.
     
     
    Pour la première