Prophétie

n’insiste pas, Samuel. Je t’en ai déjà trop dit. »
    Il hocha la tête lentement. « Pauvre maman. Ils s’aimaient tant tous les deux… Je me sentais parfois exclu, continua-t-il en riant nerveusement. C’est pourquoi je suis resté à Bristol afin de mener ma propre vie. Mais ça ne m’empêchait pas d’aimer mon père, il a tant fait pour moi ! » Il était tout d’un coup redevenu petit garçon, rougissant, les yeux mouillés de larmes. « Prenez bien soin de maman, monsieur. Elle dit que vous et Margaret êtes ses seuls vrais amis.
    — Je te le promets ! Compte sur moi !
    — J’aimerais qu’elle revienne à Bristol avec moi, mais elle est si têtue… »
    Dorothy apparut dans l’encadrement de la porte, toute pâle et faisant un effort sur elle-même pour rester calme. « Les autres attendent dehors. Ses amis et les serviteurs. Il faut y aller. »
    Prenant une profonde inspiration, je sortis de la pièce derrière Samuel.

23
    R oger fut enterré dans un coin paisible du vieux cimetière de Sainte-Brigide. Durant tout l’office, comme le prêtre indiquait que Roger avait à présent rejoint le Seigneur, moi, je ne pensais qu’à une chose : mon ami n’aurait pas dû se retrouver là avant vingt ou trente ans. Ayant ensuite laissé Dorothy et Samuel se recueillir ensemble, je passai chercher Barak chez moi, et, à cheval, nous prîmes la direction du sud pour aller à notre rendez-vous avec Harsnet.
     
     
    L’église de Sainte-Agathe se trouvait dans une rue allant de Thames Street au quai. C’était un quartier mélangé où les anciens immeubles croulants à la charpente de bois étaient peu à peu remplacés par de nouvelles maisons de pierre. L’église elle-même était petite et très ancienne, même si on l’avait dotée d’un nouveau toit de plomb et d’un clocher pointu. Deux années auparavant, l’ancien clocher s’était effondré durant une tempête, tuant deux familles qui habitaient dans des maisons voisines. Nous arrivâmes au crépuscule, et le soleil, déjà très bas à l’horizon, projetait de longues ombres. Le fleuve aux eaux grisâtres coulait au bas de la rue et les bachots allumaient tout juste leurs lampes. C’était la marée basse et une odeur de pourriture montait des berges parsemées d’ordures.
    Plusieurs chevaux étaient attachés à une barre fixée devant le vieux portail en bois couvert où se trouvait un petit groupe d’hommes sobrement vêtus de noir, qui se tournèrent à notre approche, l’un d’eux se plaçant devant nous. « Puis-je vous aider, messieurs ? » De petite taille, la barbe grisonnante, portant des habits austères et bien coupés, l’homme avait l’air d’un marchand ou d’un négociant.
    « Nous avons rendez-vous avec le coroner Harsnet », lui dis-je. L’expression de son visage changea d’un coup et il devint très courtois, presque obséquieux. « Ah bien ! Il est ici avec sir Thomas Seymour. Lord Hertford nous a également honorés de sa présence, précisa-t-il ense gonflant d’orgueil. Ils nous font le grand honneur d’assister à la réouverture de notre église. Je suis Walter Finch, marguillier, pour vous servir. »
    Il nous conduisit au portail couvert. « Des amis du coroner », chuchota-t-il aux autres, qui inclinèrent immédiatement le buste très bas. À sa suite, nous traversâmes le cimetière où d’autres personnes, hommes et femmes, se tenaient autour d’un feu qui avait été allumé contre le mur du fond. Embroché au-dessus, un petit sanglier était en train de rôtir. Placés à chaque bout de la broche, deux jeunes garçons, leurs beaux vêtements protégés par des tabliers blancs, la faisaient tourner, tandis que la graisse dégouttait dans un grand plateau placé au-dessous. L’odeur de viande rôtie emplissait l’air. « Brûle, pape, brûle ! » s’écria l’un des deux gamins, ce qui fit s’esclaffer son camarade. Je regardai l’église : sur les trois fenêtres, une seule avait un vitrail, les autres étant en verre blanc.
    Finch nous sourit. « Quand le clocher s’est effondré, il y a deux ans, ç’a été un grand malheur, car cela a non seulement endommagé le toit mais également l’intérieur de l’église et on a dû refaire toute la décoration. Or il arrive que le Seigneur se serve du malheur pour créer une occasion. On en a profité pour se débarrasser des statues et autres idoles, vider les chapelles latérales et remplacer les