Prophétie

manquait pas de compagnie, mais, dans le monde extérieur, je suis si souvent seul. Voilà pourquoi de si nombreux anciens moines souffrent tant. »
    Il fixa sur moi un regard plein de tristesse. « Avez-vous jamais éprouvé ce désir, Matthew ? L’envie d’avoir un enfant ou un substitut d’enfant ?
    — Eh bien, moi, je collectionne les âmes en peine. Il en a toujours été ainsi. Les gamins Timothy et Peter, le jeune Cantrell… En un sens, Barak et Tamasin sont mes âmes en peine du moment. Et, récemment, le vieux Wrenne, soupirai-je. Et Mark, mon assistant, que vous avez rencontré à Scarnsea… Et même si nos motifs sont honorables, on peut mal choisir ses… disons… ses enfants de substitution.
    — C’est vrai. » Il hésita un instant, puis prit une profonde inspiration. « Piers… il… m’aguiche. » Il se mordit la lèvre. « Sa manière de sourire, la façon dont il me touche doucement parfois, indiquent qu’il me fait des propositions. Et, en un sens, je suis tenté, je le crains. Il le devine et il sait comment se servir de ma faiblesse lorsque je suis irrité contre lui. J’ai peur qu’il n’ait réveillé en moi un penchant dont j’étaisinconscient, quelque chose de plus fort que le simple désir de lui servir de père.
    — Guy, peu importe la nature de vos sentiments pour lui, en fait. Ce qui importe, c’est le caractère de Piers. Il est froid, calculateur, intéressé. Je l’ai vu écouter aux portes, j’ai remarqué sa sournoiserie et l’arrogance avec laquelle il vous traite. »
    Il enfouit sa tête dans ses mains. « Et il y a à présent quelque chose d’autre. De l’argent disparaît. De petites quantités sont prises dans ma bourse de temps à autre, mais la somme se monte à plusieurs livres désormais.
    — Il faut que vous vous en débarrassiez.
    — Le chasser de chez moi, après l’avoir recueilli ?
    — Vous avez nourri une vipère dans votre sein.
    — Vous croyez ? Ou bien les vols indiqueraient-ils qu’il est dérangé mentalement, puisqu’il n’a pas besoin de voler, vu ma générosité envers lui ?
    — Mettez-le à la porte !
    — Croyez-vous qu’il soit de ceux qui préfèrent les hommes aux femmes ? demanda-t-il soudain.
    — Je n’en ai aucune idée. Mais je pense qu’il est capable de faire flèche de tout bois. »
    Joan apporta le plat suivant et nous nous tûmes. Ce ne fut qu’au moment du départ qu’il déclara : « Je vais prier à ce sujet, Matthew. Je ne vais pas parler tout de suite à Piers… Je n’arrive pas à croire qu’il soit aussi mauvais que vous le pensez, fit-il en secouant la tête. Il a un bon cerveau.
    — Mais pas de cœur. »
    Après le départ de Guy, je retournai m’asseoir dans la salle où je réfléchis à la solitude que subissent tant d’hommes à une époque où la société est divisée, fragmentée, et aux gens impitoyables qui cherchent à exploiter cet état de fait.
    Une nouvelle pensée me traversa alors l’esprit, une pensée qui me fit froid dans le dos. Nous avions discuté de l’intelligence de Piers, mais aussi de sa froideur et de son absence de cœur. Et il était au courant de notre chasse à l’homme, puisqu’il écoutait aux portes et qu’il avait vu le corps des victimes. Je secouai la tête. Non, c’était impossible : il travaillait avec Guy, alors que le meurtrier était libre d’aller et venir à sa guise. Et la personne qui nous suivait ne pouvait être Piers. Non, Piers n’était pas un meurtrier. Paradoxalement, il était trop égoïste, trop froidement sain d’esprit. J’avais la cervelle enfiévrée. J’allais bientôt soupçonner Joan ou Tamasin ! Mais qui était-ce ? Qui était-ce donc ?

35
    N ouvelle nuit agitée . Je fis un rêve atroce dans lequel je me retrouvais par ce matin sombre et glacial, au moment où j’entrais dans Lincoln’s Inn et apercevais les deux étudiants près de la fontaine gelée. Mais, dans mon rêve, lorsqu’ils se tournaient vers moi, l’un des deux disparaissait dans l’ombre, tandis qu’en l’autre je reconnaissais Piers. Plongeant la main dans la fontaine, il retournait le corps immergé, et je découvrais Guy, la gorge tranchée. Je me réveillai en sursaut, au son d’une forte pluie qui cinglait la fenêtre. Mon cœur se mit alors à cogner dans ma poitrine car quelqu’un gravissait l’escalier. Je soupirai de soulagement en reconnaissant le pas de Barak. Il devait rentrer d’une longue