Prophétie
en secouanttristement la tête. Ce serait une œuvre de charité chrétienne. Peut-être pourrai-je aider, conseiller…
— Ce serait très aimable à vous, docteur, dit Roger.
— Roger soutient toujours les idéaux d’Érasme.
— J’ai jadis étudié Érasme, moi aussi. Il était tenu en haute estime quand j’ai débarqué en Angleterre. Je trouvais qu’il n’avait pas tort d’affirmer que l’Église était trop riche, trop éprise de cérémonies… Contrairement à la plupart de mes confrères moines qui pensaient qu’il écrivait d’une plume trempée dans l’acide. » Son visage s’assombrit. « Peut-être percevaient-ils plus clairement que moi que tous ces appels à la réforme mèneraient à la destruction des monastères. Et de tant d’autres choses. Et pour quel résultat ? demanda-t-il d’un ton amer. Un règne de cupidité et de terreur. »
Cette défense des moines parut mettre Roger quelque peu mal à l’aise. Mon regard passa de l’un à l’autre. Guy restait toujours fondamentalement catholique alors que Roger était un réformiste rigoriste ayant mis de l’eau dans son vin. Je n’étais pas tant à mi-chemin entre les deux que complètement ailleurs. Lieu très solitaire.
« Je voudrais vous demander conseil sur un dossier, Guy. À propos d’un cas de folie religieuse, s’il s’agit bien de cela. » Je lui racontai l’histoire d’Adam. « Ainsi donc, le Conseil privé l’a placé à Bedlam pour le mettre hors circuit, conclus-je. Ses parents veulent que je le fasse libérer, mais je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée.
— J’ai entendu parler d’amour obsessionnel, dit Roger. Mais jamais de prière obsessionnelle.
— Moi, si », répondit Guy. Nous regardâmes tous les deux son sombre visage grave. « C’est une nouvelle forme de maladie mentale, que Martin Luther a ajouté aux misères humaines.
— Que voulez-vous dire ? demandai-je.
— Il y a toujours eu des gens qui se détestent eux-mêmes, qu’un sentiment de culpabilité torture à cause de fautes réelles ou imaginaires. J’ai parfois vu de tels cas en tant que chef infirmier. Nous pouvions alors dire à ces gens que Dieu promet le salut à tous ceux qui se repentent de leurs péchés, parce qu’Il accorde à tous Son amour et Sa miséricorde. » Il releva la tête. Je lui avais rarement vu un air aussi furieux. « Mais aujourd’hui on nous déclare que Dieu a décidé, comme par caprice, de sauver certains et d’en condamner d’autres aux tourments perpétuels, et que si Dieu ne nous donne pas l’assurance de Sa grâce, on est damné. Voilà l’une des doctrines centrales de Luther. Je le sais, je l’ai lu. Peut-être s’est-il considéré comme une créature indigne sauvée par la grâce divine, mais a-t-il jamais songé à ce que sa philosophie pouvait signifier pour ceux qui n’ont ni sa force intérieure ni son arrogance ?
— Si c’était vrai, répliqua Roger, alors la moitié de la population serait sans doute devenue folle.
— Vous croyez-vous sauvé ? demanda Guy tout à trac. Pensez-vous bénéficier de la grâce divine ?
— Je l’espère. J’essaie de mener une bonne vie.
— Oui, la plupart d’entre nous se contentent d’espérer le salut et laissent l’affaire entre les mains de Dieu. Mais certains sont absolument persuadés d’être sauvés. Ces gens peuvent être dangereux parce qu’ils se croient différents, ils s’imaginent au-dessus des autres. De même que chaque pièce de monnaie a deux faces, d’autres chrétiens rêvent d’être sûrs d’obtenir le salut tout en étant convaincus qu’ils en sont indignes, et cela peut déboucher sur la pitoyable condition de ce jeune homme. J’ai entendu appeler cet état “l’angoisse du salut”, bien que ce terme ne rende pas justice aux souffrances endurées par le patient. » Il se tut un instant puis reprit : « L’important est peut-être de déterminer pourquoi ce gamin est perclus de remords.
— Peut-être a-t-il commis quelque grave péché », dis-je. Je fus soulagé de voir Guy me démentir.
« Non, en général, dans de tels cas, les péchés sont véniels, mais c’est un défaut dans les facultés mentales des patients qui les met dans cet état.
— Acceptez-vous de m’aider à découvrir ce que c’est, Guy ? À Bedlam, certains pensent qu’Adam est possédé du diable et je crains qu’ils ne lui fassent du mal.
— J’irai l’examiner,
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