Prophétie
chevauchions le long de Cheapside. Les marchands démontaient leurs étals et nous dûmes nous frayer un chemin entre les ultimes chalands et les caisses abandonnées au milieu de la rue. Deux enfants en haillons et nu-pieds se jetaient dangereusement près des sabots des chevaux, ramassant sur la chaussée sale des légumes pourris, rebuts de la récolte de l’année précédente abandonnés par les marchands. Les mendiants s’attroupaient autour de l’aqueduc, et, juché sur lesmarches, l’un d’eux brandissait un bâton au bout duquel était piquée une tranche de lard avarié. Il hurlait à tue-tête : « Aidez le malheureux Tom de Bedlam. Secourez un pauvre hère qui a perdu la raison ! Voyez mon cœur brisé planté au bout de cette tige ! »
« Il n’a probablement jamais vu Bedlam, ni de près ni de loin, dis-je à Roger. Si tous les mendiants qui le prétendent y avaient effectivement séjourné, l’asile devrait avoir la taille du palais de Westminster.
— Comment va ton client qui y a été enfermé ?
— Il a l’esprit extrêmement chaviré. Il fait peine à voir. Je souhaite que Guy aille l’examiner. J’espère qu’il comprendra ce qu’il a, car moi je n’en ai aucune idée.
— Le Dr Malton est donc un spécialiste des maladies mentales ? s’enquit Roger, l’air inquiet.
— Pas du tout, répondis-je d’un ton rassurant, mais, pratiquant la médecine depuis près de quarante ans, il a vu absolument toutes les maladies, sans exception. Et c’est un bon médecin, contrairement à tant de ses confrères qui ne connaissent que la purge et la saignée. Seule ton angoisse te fait craindre de souffrir du mal caduc. Les chutes peuvent avoir cent causes différentes. Et tu n’as jamais eu le moindre semblant de crise.
— J’ai été témoin de ces crises, cependant. Un de mes anciens clients en souffrait et il est tombé dans mon cabinet, les yeux révulsés, bredouillant des paroles incompréhensibles, la bave aux lèvres… Quel horrible spectacle ! s’exclama-t-il en secouant la tête. Et cela lui est arrivé à un âge mûr.
— Lorsque tu as ces chutes, tu penses à ce que tu as vu de plus effrayant. Si je ne savais pas que tu es un brillant avocat, je te traiterais de faible d’esprit.
— C’est peut-être vrai », convint-il en souriant.
Pour le distraire, je lui parlai du prédicateur qui se tenait à Newgate et prédisait de grands fleuves de sang. « Un homme qui prêche de telles inepties peut-il être un homme de bien, un bon chrétien ? demandai-je. Alors que l’instant d’après il vantait les joies du salut.
— Nous sommes dans un monde fou furieux, Matthew, répondit-il en secouant la tête. Mundus furiosus . Chaque camp vitupère l’autre, déclamant des prêches pleins de rage et de haine. Les extrémistes annoncent la fin du monde, ce qui entraîne la conversion de certains et la confusion chez beaucoup… Rappelle-toi notre jeunesse, poursuivit-il en me regardant avec un sourire très triste, notre lecture d’Érasme qui parlait de la stupidité de l’Église lorsqu’elle accordait des indulgences moyennant paiement, des interminables cérémonies et des messes en latin qui empêchaient les petites gens de comprendre le message du Christ…
— Certes. Et le groupe de lecture. Souviens-toi du livre de Juan Luis Vives qui indiquait comment le prince chrétien pouvait mettre fin au chômage en entreprenant des travaux publics, en construisant des hôpitaux et des écoles pour les pauvres. Mais nous étions jeunes, ajoutai-je amèrement. Nous rêvions…
— Une communauté chrétienne vivant en harmonie, soupira Roger. Tu t’es rendu compte avant moi que tout pourrissait.
— Je travaillais pour Thomas Cromwell.
— Et j’étais toujours plus rigoriste que toi. Et cependant j’y crois toujours, ajouta-t-il en se tournant vers moi. Je crois toujours que l’Église et un État indépendants du pape peuvent devenir quelque chose de bon et de chrétien, en dépit de la corruption de nos chefs et de l’apparition de tous ces fanatiques. »
Je restai coi.
« Et toi, Matthew, que crois-tu maintenant ? Tu n’en parles jamais.
— Je n’en sais plus trop rien, murmurai-je. Mais viens, nous tournons ici. Les bâtiments sont très proches les uns des autres, les murs réverbèrent les sons et, par les temps qui courent, il faut prendre garde à ce qu’on dit en public. »
Le soleil se couchait au moment où
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