Prophétie
Matthew, dit Guy. En tant que médecin, pas comme ancien moine, car alors il se croirait vraiment entre les mains du diable. » Mon ami me parut soudain vieux et fatigué.
« Merci. Le jeune Piers a l’air d’un grand travailleur.
— En effet. C’est un bon apprenti. Je ne suis pas sûr de le mériter, murmura-t-il.
— Que voulez-vous dire ? demandai-je, perplexe.
— Piers est très intelligent, fit-il sans répondre à ma question. Il comprend tout merveilleusement vite… Permettez-moi de vous montrer quelque chose dont j’ai discuté avec lui, déclara-t-il en faisant soudain un sourire qui métamorphosa son visage, quelque chose de nouveau dans le monde de la médecine et que désapprouvent un grand nombre de mes confrères médecins. » Il se leva et se dirigea vers l’étagère où se trouvaient ses livres. Il prit le gros volume que Piers avait replacé un peu plus tôt, dégagea un espace sur la table et l’y déposa avec précaution. Roger et moi allâmes le rejoindre.
« De corporis humani fabrica , dit Guy. Le fonctionnement du corps humain. Cela vient d’être publié, un marchand allemand de mes amis me l’a apporté. C’est l’œuvre d’André Vésale – Andreas Vesalius –, unmédecin flamand qui travaille en Italie. Voilà des années que dans ce pays on autorise la dissection des corps, alors qu’ici l’interdiction vient tout juste d’être levée.
— L’ancienne Église la désapprouvait, dit Roger.
— En effet, et elle avait tort. Vésale est le premier, depuis des siècles, depuis toujours peut-être, à disséquer de très nombreux corps humains. Et savez-vous ce qu’il a découvert ? Que les Anciens, Hippocrate et Galien, ces sommités dont un praticien ne peut remettre l’autorité en question sans risquer l’expulsion du Collège des médecins, étaient dans l’erreur… Vésale a montré, poursuivit-il, un éclair brillant dans ses yeux sombres, que les Anciens se sont trompés dans maintes descriptions de l’intérieur du corps humain. Il en a conclu qu’eux non plus n’avaient pas eu le droit de disséquer des corps humains et que leurs descriptions étaient fondées sur l’étude de corps d’animaux… Ce livre va créer un énorme scandale, s’esclaffa-t-il. Le Collège des médecins va tenter de le discréditer, voire de l’interdire.
— Mais comment peut-on être sûr que Vésale a raison et que les Anciens avaient tort ? demandai-je.
— En comparant les descriptions et les dessins qui figurent dans ce livre avec ce que nous pouvons constater nous-mêmes quand on ouvre un corps. Le Collège des barbiers-chirurgiens a le droit de disséquer en public quatre corps de criminels pendus. » Ces propos me firent frémir car j’ai toujours été délicat, mais il continua ses explications : « Et j’ai pu le constater moi-même d’une autre façon.
— Comment donc ? s’enquit Roger.
— À Londres, un coroner peut demander qu’un corps soit ouvert pour examen si on a besoin de connaître les circonstances d’un décès. La plupart des médecins considérant que ce travail est indigne d’eux et qu’il est mal rémunéré, j’ai proposé mes services, et j’ai déjà pu vérifier moi-même les affirmations de Vésale. Il a tout à fait raison. » Il ouvrit alors lentement le livre, presque comme s’il s’agissait d’un ouvrage sacré. Le texte était en latin, illustré de merveilleux dessins qui revêtaient cependant un aspect moqueur, voire cruel. Comme Guy feuilletait les pages, j’aperçus un squelette appuyé à une table dans la pose d’un penseur, un corps écorché suspendu à une potence, toutes les entrailles à l’air. Dans le coin d’un dessin représentant des intestins, un petit chérubin était en train de faire sa crotte tout en souriant au lecteur.
Guy posa le livre et l’ouvrit à une page où était représenté un cœur humain ouvert sur une table. « Tenez ! fit-il. Vous voyez, le cœur possède quatre ventricules, quatre et non pas trois, comme on nous l’avait toujours enseigné. »
J’opinai du chef, alors que je ne voyais qu’un horribleenchevêtrement de valves et de tissus. Je jetai un coup d’œil à Roger et vis qu’il avait pâli. « Ceci est très intéressant, Guy, mais je crains que ça ne nous dépasse un peu. Et nous devons regagner Lincoln’s Inn.
— Ah, fort bien ! » C’était l’homme le plus sensible du monde, mais il ne paraissait pas se rendre
Weitere Kostenlose Bücher