Prophétie
crains. Et il existe un endroit où les réformateurs rigoristes de toutes les classes de la société se rencontrent : l’église.
— Les trois victimes ne vivaient pas dans le même voisinage, fit remarquer Cranmer. Elles n’ont sûrement pas fréquenté la même église.
— Il arrive que les extrémistes fréquentent des églises hors de leur paroisse, intervint Hertford… Et organisent des groupes privés de prière et de lecture biblique. Et quoi d’étonnant à cela ? ajouta-t-il avec une soudaine exaltation. Puisqu’on les persécute à cause de leurs croyances et qu’on les force à se terrer.
— Suggérez-vous que ces meurtres ont été commis par un réformateur zélé ? me demanda Harsnet en me regardant droit dans les yeux.
— Pas nécessairement. Mais sans doute par quelqu’un qui connaît bien les réformateurs. »
L’archevêque Cranmer enfouit son visage dans ses mains. Tout le monde se tut. Hertford jeta un regard gêné à Harsnet. Je me rendis compte que l’archevêque était pris entre ses convictions réformatrices et sa conscience des risques que les extrémistes faisaient courir à l’existence même de la réforme. Si lord Hertford comprenait son dilemme, Harsnet était pour le moment trop scandalisé, et sir Thomas se fichait du tiers comme du quart.
Cranmer se redressa dans son fauteuil à haut dossier, les traits durcis, et m’adressa la parole.
« Matthew, la menace qui pèse sur nous, moi et tous les présents, croît d’heure en heure. Certains de mes subordonnés, soupçonnés d’hérésie, sont toujours interrogés, mais on ne trouvera rien à leur reprocher car ce ne sont pas des hérétiques. À nouveau, on arrête certains bouchers. On parle maintenant d’effectuer une purge parmi les libraires. Le comte de Surrey se trouve à la prison de Fleet Street pour avoir violé le carême. Et vous aurez constaté que les pièces et les intermèdes favorables aux réformateurs sont visés et que les affiches les annonçant sont arrachées.
— En effet, monseigneur.
— Nous nous raccrochons aux branches, dit lord Hertford.
— Imaginez quel cadeau du ciel ce serait pour Bonner et Gardiner si l’on apprenait que quelqu’un assassine à Londres des réformateurs dont le zèle a tiédi ? Cet horrible blasphème serait du pain bénit pour leur cause.
— J’ai trouvé un indice sur les lieux du meurtre de Tupholme », dis-je en tirant l’insigne de ma poche et en le posant sur la table de Cranmer.
Lord Hertford se pencha pour l’étudier de près. « Un insigne de pèlerin. Le porteur s’est rendu au sanctuaire d’Édouard le Confesseur, à l’abbaye de Westminster. J’ai vu pas mal de ces insignes attachés aux habits de certaines personnes avant la suppression des sanctuaires.
— Ça ne peut pas avoir appartenu à Tupholme si c’était un réformateur, dit Harsnet.
— Ni à sa concubine, ajouta Thomas Seymour. Je n’ai jamais entendu parler d’une putain de Southwark qui arborait ce genre d’insigne. »
Cranmer prit l’insigne et le fit tourner entre ses doigts épais. « Par conséquent, c’est l’assassin qui l’a laissé tomber. Peut-être l’insigne a-t-il été arraché de ses vêtements par le malheureux maraîcher qu’il s’efforçait de ligoter…
— Un instant ! s’écria Harsnet. Par les temps qui courent personne n’arbore d’insigne de pèlerin, car cela désignerait le porteur comme un suppôt du pape.
— Certes, fis-je. Ce serait un geste de défi.
— Il a pu être placé là à dessein, fit remarquer Édouard Seymour.
— En effet, monseigneur. C’est fort possible, mais il existe un autre lien avec l’ancienne religion. » Je pris une profonde inspiration. « Je pense qu’on a aussi utilisé du papaver pour engourdir le malheureux Tupholme. Or, selon mon ami le Dr Malton, l’infirmerie des monastères bénédictins est le seul endroit où cette substance a été, à coup sûr, utilisée ces dernières années. Monseigneur, j’aimerais que vous m’accordiez l’autorisation de consulter les archives de la Cour des augmentations, pour voir ce que sont devenus les infirmiers bénédictins de Londres. »
Cranmer se pencha en avant. « Serait-ce là l’explication ? fit-il, l’œil allumé. Un ex-moine, un papiste aigri, devenu fou, décidé à faire un exemple d’anciens réformateurs zélés…
— Mais est-ce que ce ne sont pas les réformateurs zélés, et non les
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