Prophétie

valeur de symbole. S’il n’y avait que cette seule référence, je serais d’accord avec toi. Mais écoute ceci : “Et le deuxième versa sa coupe sur la mer, et il y eut du sang comme d’un mort, et tout être vivant qui était dans la mer mourut.” Si Wilf Tupholme a été le premier à mourir, cela veut dire que le Dr Gurney a été le second. Il est mort dans de l’eau salée, dans une mare créée par la marée et rougie par le sang. »
    Barak se renfrogna et se mit à lire le passage. Je l’avais intrigué, lui, le sceptique. « Et le texte se poursuit ainsi, repris-je : “Et le troisième versa sa coupe sur les fleuves et les fontaines d’eau vive, et l’eau se changea en sang.” Roger Elliard est mort dans une fontaine pleine de sang. » Soudain bouleversé je saisis les bords du lutrin. « Pauvre Roger. Quel blasphème !
    — Le Dr Gurney et messire Elliard avaient la réputation d’être des hommes de bien, dit Barak.
    — En effet. Apparemment, ils avaient commis quelque péché, ou c’est ce que pensait la brute qui les a tués… Et, comme Tupholme, poursuivis-je après une longue et profonde inspiration, Roger avait jadis été un réformateur zélé, avant d’abandonner le camp. Le Dr Gurney avait-il suivi le même chemin ? Es-tu d’accord avec moi sur ce point, Barak ? Quelqu’un tue en appliquant la prophétie des coupes pleines de la fureur de Dieu ?
    — Afin que cette prophétie se réalise, dit lentement Barak.
    — Oui. Symboliquement.
    — Grand Dieu ! » L’air vraiment secoué, il resta un instant silencieux avant de poursuivre : « Cela signifie qu’il va y avoir quatre meurtres de plus.
    — C’est ça.
    — Que va-t-il se passer ensuite ? »
    Je continuai à lire le texte. « “Et le quatrième versa sa coupe sur le soleil, et il lui fut donné le pouvoir de brûler les hommes par le feu.”
    — Merde ! Des gens qu’on laisse pourrir, retrouvés morts dans de l’eau. Et le prochain mourra par le feu.
    — Je crois que ça n’a rien à voir avec Catherine Parr, dis-je. Il ne s’agit donc pas de politique, mais de religion. De religion dévoyée, désaxée. »
    Barak tourna les pages du livre. « Que se passe-t-il une fois que les sept coupes ont été versées ? Comment cela se termine-t-il ? »
    J’éclatai d’un rire quasi hystérique dont l’écho se répercuta dans la vieille église. « À ton avis ? Il s’agit de l’Apocalypse, Barak ! Cela se termine par la destruction du monde entier. »

14
    N ous partîmes immédiatement en direction du palais de Lambeth , chevauchant à bride abattue le long du chemin longeant la Tamise, au milieu des jets de boue, et attirant les regards stupéfaits des passants. Quand nous parvînmes au palais, je demandai à être reçu sur-le-champ par le secrétaire de Cranmer. Morice, petit homme au teint pâle vêtu d’une robe noire, apparut peu après et nous regarda d’un air perplexe. Après m’être présenté, je lui expliquai que j’étais porteur de nouvelles urgentes. Il s’éclipsa, nous laissant debout dans la grande salle. Il revint quelques minutes plus tard, nous chuchota que l’archevêque avait envoyé un messager à Whitehall pour quérir les autres personnes impliquées dans l’affaire, puis nous fit entrer dans une petite pièce confortable pour les attendre.
    « Auriez-vous l’amabilité, lui demandai-je, de m’apporter l’Évangile en anglais ?
    — Je vais vous en faire porter un exemplaire. » Très intrigué, il nous dévisagea, sourit et sortit avec force saluts. Je notai qu’il avait des dents postiches, les gencives en bois attirant autant l’attention que les dents blanches. Comment Cranmer permettait-il ce genre de coquetterie dans son palais ?
    « Êtes-vous certain que cette hypothèse est plausible ? me demanda Barak dès que la porte fut refermée. Cela paraît incroyable. Je me demande ce que Cranmer et les autres vont en penser.
    — Tu as vu le chapitre. Cela me paraît évident, non ?
    — Mais, d’après le texte, chaque coupe de fureur tue des milliers de personnes, pas une seule à la fois.
    — Je pense qu’il s’agit d’un symbolisme pervers, diabolique… » Je m’interrompis au moment où un serviteur apparut, porteur d’un exemplaire de l’Évangile. Je le posai sur la table et parcourus le texte de l’Apocalypse, tandis que Barak lisait par-dessus mon épaule. J’étais bien conscient que si j’avais mal lu