Prophétie
détester les actuels grossiers pharisiens. »
On frappa, et Piers entra, portant du vin et des coupes sur un plateau. Si son beau visage était redevenu impassible, une lueur de curiosité brillait dans ses grands yeux bleus. Avait-il écouté derrière la porte ? Je le regardai poser le plateau et quitter la pièce, lui laissant voir que je le surveillais.
« Nous avons trouvé cela dans la pièce où Tupholme a été tué », repris-je, une fois Piers parti, en montrant l’insigne. Guy le fit tourner entre ses longs doigts avant de me fixer du regard. « Vous pensez toujours que le tueur est un infirmier bénédictin ? À cause de cet insigne et du papaver ?
— Une hypothèse plausible, je pense. »
Il examina l’insigne, puis me le rendit. « Vous avez peut-être raison, fit-il après un profond soupir. Mais je me demande ce qui a fait de cet homme ce qu’il est devenu.
— Barak et moi avons passé la journée d’hier à la Cour des augmentations, dans l’espoir de découvrir les noms des infirmiers bénédictins se trouvant à Londres à l’époque de la Dissolution. L’infirmier qui s’occupait des sœurs de Sainte-Hélène est mort et celui de Saint-Sauveur a rejoint sa famille dans le Northumberland où il reçoit sa pension. Toutefois, le chef infirmier de Westminster et ses deux assistants sont toujours à Londres. Ils touchent leur pension à Westminster. Nous n’obtiendrons leur adresse que lundi, mais nous avons leur nom. Le chef infirmier s’appelle Goddard, Lancelot Goddard. Ses assistants se nomment Charles Cantrell, un moine, et Francis Lockley, un frère convers laïc. Avez-vous déjà entendu ces noms-là ?
— Comme je vous l’ai dit, je ne les connaissais pas. Quand je suis arrivé à Londres, je n’étais déjà plus moine. En outre, Matthew, bon nombre d’anciens bénédictins sont venus à Londres après la Dissolution 1 . La façon dont on les a traités suffirait à expliquer que certains soient devenus fous, ajouta-t-il avec une soudaine amertume. On les aarrachés à leur logis et à leur mode de vie, jetés dans un monde tout à fait différent où la Bible est interprétée littéralement, en oubliant ses symboles et ses métaphores, et dans lequel les fanatiques acceptent sans broncher la violence sanguinaire et la cruauté de l’Apocalypse. Avez-vous imaginé quel Dieu organiserait et exécuterait les actes de cruauté décrits dans ce livre ? Un holocauste de l’humanité. Et pourtant tant d’évangélistes acceptent cette vision sans se poser de questions.
— L’évêque Bonner aimerait les détruire avec autant de cruauté.
— Pensez-vous que je n’en suis pas conscient ? s’écria-t-il avec colère. Moi, dont la famille a été expulsée d’Espagne par l’Inquisition, alors que nous étions de fidèles catholiques, sous prétexte que nous portions la souillure d’un passé islamique ?
— Je le sais. Je suis désolé.
— Et moi aussi. Désolé de voir ce qu’est devenu le monde. » Il se pencha en avant, soutint sa tête d’une main quelques instants, puis se redressa. « Veuillez m’excuser, Matthew, reprit-il d’un ton las. Vous êtes venu pour que je vous aide.
— C’est moi qui m’excuse, j’ai manqué de sensibilité. Il s’agit de cette affaire… L’autre jour nous avons parlé de folie… Harsnet croit que le meurtrier est possédé du diable car, selon lui, un fou ne pourrait pas préparer ces meurtres avec autant de soin et de patience. Nous pensons qu’il est resté là-bas, dans les marais de Lambeth, pendant la majeure partie d’une journée froide et pluvieuse.
— Et vous, qu’en dites-vous, Matthew ?
— Il est facile d’évoquer la possession pour expliquer l’inexplicable. Mais ces meurtres sont si étranges, si atroces, que je ne sais qu’en penser. Même Barak a peur. Lui non plus n’a jamais rien entendu de pareil.
— Moi, si », murmura-t-il.
Je le fixai, stupéfait.
« L’obsession, expliqua-t-il. C’est un type de folie dont nous n’avons pas discuté à Bedlam. Un homme peut être la proie d’une étrange et bizarre obsession dans un certain domaine, bien qu’il ait l’air normal ou qu’il passe pour normal dans d’autres parties de son existence. Le phénomène de l’obsession est connu depuis les Grecs et les Romains. L’année dernière, j’ai traité un marchand qui, depuis sa jeunesse, collectionnait les chaussures. Des chaussures d’hommes, de
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