Prophétie

femmes, de vieilles chaussures irréparables qu’il ramassait sur les tas d’ordures. Il en remplissait sa maison. Seule sa femme était au courant et quand elle le mettait au défi de s’expliquer, il répondait qu’on avait toujours besoin de chaussures. Quand elle est venue me consulter, il négligeait ses affaires et parcourait tout Londres pour en trouver.
    — Mais quel rapport cette étrange histoire a-t-elle avec le meurtrier ?
    — Un peu de patience, Matthew. J’ai pris rendez-vous avec le marchand qui a fini par me révéler qu’enfant il n’avait jamais eu de chaussures. En quelque sorte, il avait peur que cela ne se reproduise. Cela faisait si longtemps qu’il avait cette obsession qu’il en avait presque oublié l’origine.
    — Le fait de la redécouvrir l’a-t-il aidé ?
    — Non. Il refusait de s’en débarrasser, ou bien il en était incapable. Il a fini par faire faillite et s’est retrouvé sans le sou, comme au début de son existence. Aujourd’hui, il est sans doute mort, n’ayant sûrement pas supporté la pénible vie d’un mendiant. Ainsi donc, à cause de son obsession, ce qu’il craignait le plus est finalement arrivé.
    — C’est une histoire fort triste.
    — Et les obsessions peuvent prendre plusieurs formes. L’amour est la plus commune. Un être se persuade qu’il lui faut à tout prix conquérir l’être aimé, même si celui-ci ne lui convient absolument pas et ne le paie pas de retour.
    — On a tous entendu parler de pareils cas.
    — Et si une vie peut être dominée par un amour farouche, pervers, pourquoi ne pourrait-elle pas l’être par une haine tout aussi farouche et perverse ? » Il s’appuya au dossier de sa chaise, triturant sa coupe qu’il avait déjà vidée. « Rien de nouveau sous le soleil, ajouta-t-il d’une voix lugubre.
    — Où ? quand ? »
    Il hésita, avant de reprendre la parole, à voix basse. « Il faut que vous sachiez pourquoi mes études m’ont jadis conduit dans une certaine direction. Lorsque j’étais jeune homme, à Paris, durant mes études de médecine, je suis tombé amoureux… Oui, oui, ajouta-t-il en souriant, ce vieux bout de bois marron tout tordu ! J’aimais la fille d’un négociant en vins. Elle était belle et intelligente, d’origine espagnole comme moi. C’était la personne la plus gentille que j’aie jamais connue. Nous étions amoureux et je voulais l’épouser, tout en étant attiré par la vie monacale… C’est Dieu qui a pris la décision, poursuivit-il avec un regard triste. En tout cas, c’est ce que j’ai cru à l’époque. Elle était assise près de sa cheminée, un soir d’hiver, lorsqu’une étincelle a jailli et a mis le feu à sa robe. Elle est morte le lendemain de ses brûlures et des suites du choc nerveux.
    — Je n’étais absolument pas au courant. Je suis désolé.
    — Cela s’est passé il y a bien longtemps. Pendant un certain temps j’ai renié Dieu, nié qu’il existe le moindre bien dans le monde. Je pestais tant et plus. J’avais étudié les maladies mentales et je me suis alors mis à explorer les régions les plus ténébreuses de ce domaineavec une sorte de plaisir rageur. J’ai connu la nuit de l’âme, mais, comme nous l’enseigne saint Thomas d’Aquin, ce peut être un barreau sur l’échelle de l’amour mystique. Puis, avec le temps, j’ai senti à nouveau l’amour de Dieu et je suis revenu vers l’Église. Même si, en vérité, d’une certaine façon, j’ai du mal à Lui pardonner, pécheur que je suis. » Pour la première fois je vis des larmes dans ses yeux, et je compris qu’il était troublé, profondément bouleversé par quelque chose. J’ouvris la bouche pour lui répondre, mais il me devança. « Lorsque j’étais jeune à Paris, on parlait encore d’une certaine affaire. Quand les gens voulaient se glacer les sangs, ils évoquaient le souvenir du maréchal Gilles de Rais, qui était mort depuis soixante ans.
    — Qui donc ?
    — Gilles de Rais était un chevalier français et un propriétaire terrien. C’était surtout un chef militaire couronné de lauriers qui avait servi aux côtés de Jeanne d’Arc contre les Anglais et qui était apparemment tout à fait normal. Mais, lorsqu’il s’est retiré dans ses terres de Normandie, il s’est mis à enlever et à tuer des enfants d’une façon particulièrement cruelle et atroce.
    — Des enfants ?
    — Oui. Il accomplissait des actes dont la simple