Prophétie

qu’un pas, aisément franchi… L’obsession, poursuivit Guy, le visage tendu, peut faire commettre des atrocités.
    — Il est donc fou ?
    — Selon nos normes, il ne peut pas être sain d’esprit. Il est toutefois possible que son ingéniosité lui permette de se faire passer pour normal, et même d’exercer une profession. À mon avis, il devrait y avoir des signes. Une âme à ce point viciée doit produire des effets visibles… » Il secoua la tête et fixa intensément sur moi ses yeux bruns attristés. « Cet insigne de pèlerin…
    — Oui ? fis-je en le tirant de ma poche.
    — Si nous connaissons désormais un trait de caractère de cet homme, c’est sa méticulosité. Il n’aurait absolument jamais laissé tomber par mégarde quelque chose d’aussi rare et d’aussi mal vu qu’un insigne de pèlerin provenant du sanctuaire de l’abbaye de Westminster !
    — Comme l’a dit Barak, ce n’est peut-être pas lui, mais l’un des sergents…
    — Il n’est guère probable qu’il ait porté un insigne de pèlerin.
    — Si c’est le meurtrier qui l’a laissé tomber, ne serait-ce pas pour nous lancer sur une fausse piste ?
    — Ou pour vous fournir un indice. Peut-être cela fait-il partie de sa folie ? Or, après l’étude de ces cas d’antan, Matthew, étude que j’ai regretté d’avoir faite, car ils n’ont pas cessé de me hanter depuis, il y a une chose dont je suis désormais certain : cet individu ne s’arrêtera pas après le septième meurtre. Comment pourrait-il le faire, si seul le meurtre donne un sens à sa vie et si c’est devenu la seule préoccupation d’un esprit chaviré, complètement refermé sur lui-même ?
    — Toutefois, il n’y a que sept coupes pleines de la fureur de Dieu…
    — Soit. Mais l’Apocalypse est une suite, un enchaînement de récits violents qui s’entremêlent en un réseau très dense. Quand le cycle des coupes sera terminé il n’aura que l’embarras du choix.
    — Dieu du ciel ! » Le regard fixé sur Guy, je restai assis là sans bouger, complètement épuisé. Une horrible pensée jaillit dans mon esprit. Comme Roger, comme moi, Dorothy était une réformatrice dont le zèle avait tiédi. Je me dis de ne pas être si ridicule, qu’aucune des victimes n’avait eu de relations avec les autres et qu’il n’y avait sûrement pas de raison pour que le criminel change de stratégie et s’attaque à Dorothy. En outre, en tant que femme, ses opinions ne comptaient guère. Il fallait que je la prévienne malgré tout. J’écarquillai soudain les yeux, découvrant que, derrière Guy, la porte de ses appartements particuliers était un rien entrebâillée. J’avais aperçu une lueur dans la fente,l’éclat d’un œil fixant le mien, constatais-je à présent. L’espace d’un instant une grande frayeur s’empara de moi. Avais-je vraiment été suivi ? Du doigt je désignai la porte sans mot dire.
    Guy se retourna et, avant que je puisse le retenir, se mit sur pied d’un bond et ouvrit brusquement la porte, révélant le jeune Piers qui tenait un grand bol entre ses mains.
    « Piers, dit Guy d’une voix pleine de tristesse, dominant le jeune homme de toute sa hauteur, que faisais-tu ? Tu écoutais notre discussion ?
    — Veuillez m’excuser, maître, répliqua l’apprenti d’un ton humble. Je vous apportais la poudre de jusquiame que j’ai préparée, expliqua-t-il en montrant le bol. Je savais que vous en aviez besoin de toute urgence. Comme vous étiez en pleine discussion, j’ai hésité à frapper. »
    Je savais qu’il mentait et je voyais bien que Guy n’était pas dupe non plus. La souffrance qui avait de plus en plus marqué son visage au cours de notre discussion se mua d’un seul coup en colère. « Est-ce ainsi que tu me remercies de t’avoir recueilli après la mort de ton vieux maître, quand tu t’es retrouvé sans feu ni lieu, sans un seul ami ? » Sa voix, empreinte d’une sincère douleur, monta de plusieurs tons, avant de s’interrompre brusquement. Il fixa Piers, qui, agrippant le bol entre ses mains, avait reculé d’un pas, puis tendit le bras en soupirant et plaça sa main sur la large épaule de l’adolescent. « Tu dois apprendre à maîtriser ta curiosité, reprit-il d’une voix douce. Garder pour soi les confidences, voire les secrets, fait partie de notre profession.
    — Veuillez m’excuser, maître », répéta l’apprenti, les yeux baissés.
    Guy prit le bol