Quand un roi perd la France
forêt
de Lyons ; elle a plus de sept lieues et pourtant en deux heures on l’a
presque traversée. Le maréchal d’Audrehem pense qu’à ce train-là on va arriver
sûrement trop tôt. On pourrait bien s’arrêter un moment, ne serait-ce que pour
laisser pisser les chevaux. Sans compter que pour sa propre part… C’est le
maréchal lui-même qui me l’a raconté. « Une envie, que Votre Éminence me
pardonne, à me couper les flancs. Or, un maréchal de l’ost ne peut tout de même
pas se soulager du haut de sa monture, comme le font les simples archers quand
le besoin les presse, et tant pis s’ils arrosent le cuir de l’arçon. Alors je
dis au roi : « Sire, rien ne sert de tant se hâter ; cela ne
fait pas avancer plus vite le soleil… En plus, les chevaux ont besoin de faire
de l’eau. » Et le roi de me répondre : « Voici la lettre que
j’écrirai au pape, pour expliquer ma justice et prévenir les mauvais récits
qu’on pourra lui faire… Trop longtemps, Très Saint-Père, les mansuétudes et
accommodements que j’ai consentis par douceur chrétienne à ce mauvais parent
l’ont encouragé à forfaire, et à cause de lui sont venus méchefs et malheurs au
royaume. Il en apprêtait un plus grand encore en me déprivant de la vie ;
et c’est pour prévenir qu’il accomplisse ce nouveau crime… »
Et pique avant sans s’apercevoir de
rien, qu’il est sorti de la forêt de Lyons, qu’il a débuché en plaine, qu’il
est entré dans une forêt. Audrehem m’a dit qu’il ne lui avait jamais vu tel
visage, l’œil comme fou, son lourd menton trémulant sous la maigre barbe.
Soudain Tancarville pousse sa
monture jusqu’à la hauteur du roi pour demander à celui-ci, bien poliment, s’il
a choisi de se rendre à Pont-de-l’Arche. « Mais non, crie le roi, je vais
à Rouen ! – Alors, Sire, je crains que vous n’y parveniez pas par
ici. Il eût fallu prendre à droite, à la dernière patte-d’oie. » Et le roi
de faire faire demi-tour sur place à son cheval napolitain, et de remonter au
galop toute la colonne, en commandant à grands coups de gueule qu’on le suive,
ce qui ne s’accomplit pas sans désordre, mais toujours sans pisser, pour la
grand-peine du maréchal…
Dites-moi, mon neveu, ne sentez-vous
rien dans notre allure ?… Eh bien, moi, si.
Brunet, holà ! Brunet ! Un
de mes sommiers boite… Ne me dites pas : « Non, Monseigneur » et
regardez. Celui d’arrière. Et je pense même qu’il boite de l’antérieur droit…
Faites arrêter… Et alors ? Ah ! Il se déferge ? Et de quel pied…
Alors, qui avait raison ? J’ai les reins plus éveillés que vous n’avez les
yeux.
Allons, Archambaud, descendons. Nous
ferons quelques pas tandis qu’on va changer les chevaux… L’air est frais, mais
point méchant. Qu’apercevons-nous d’ici ? Le savez-vous Brunet ?
Saint-Amand-en-Puisaye… C’est ainsi, Archambaud, que le roi Jean dut apercevoir
Rouen, le matin du 5 avril.
IV
LE BANQUET
Vous ne connaissez pas Rouen,
Archambaud, ni donc le château du Bouvreuil. Oh ! c’est un gros château à
six ou sept tours disposées en rond, avec une grande cour centrale. Il fut bâti
voici cent et cinquante ans, par le roi Philippe Auguste, pour surveiller la
ville et son port, et commander le cours extrême de la rivière de Seine. C’est
une place importante que Rouen, une des ouvertures du royaume du côté de
l’Angleterre, donc une fermeture aussi. La mer remonte jusqu’à son pont de
pierre qui relie les deux parties du duché de Normandie.
Le donjon n’est pas au milieu du
château ; c’est une des tours, un peu plus haute et épaisse que les
autres. Nous avons des châteaux pareils en Périgord, mais ils ont ordinairement
plus de fantaisie dans l’aspect.
La fleur de la chevalerie de
Normandie y était assemblée, vêtue avec autant de richesse qu’il était
possible. Soixante sires étaient venus, chacun avec au moins un écuyer. Les
sonneurs venaient de corner l’eau quand un écuyer de messire Godefroy
d’Harcourt, tout suant d’un long galop, vint avertir le comte Jean que son
oncle le mandait en hâte et le priait de quitter Rouen sur-le-champ. Le message
était fort impérieux, comme si messire Godefroy avait eu vent de quelque chose.
Jean d’Harcourt se mit en devoir
d’obtempérer, se coulant hors de la compagnie ; et il était déjà au bas de
l’escalier du donjon qu’il encombrait presque tout de sa
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