Quand un roi perd la France
ne peut point feindre. » Mais si, il
feignait, et même il se plaisait à feindre comme tous les gamins. Feindre
l’intérêt pour chacun qu’il voyait, même si on lui offrait un regard louche et
une bouche édentée, feindre le contentement devant le présent qu’on lui
remettait même s’il en avait déjà reçu quatre semblables, feindre l’autorité
lorsqu’un conseil de ville venait se plaindre pour une affaire de péage ou
quelque litige communal… « Vous serez rétabli dans votre droit, si l’on
vous a fait tort. Je veux que l’on conduise enquête avec diligence. » Il
avait vite compris combien prescrire une enquête d’un ton décidé produit grand
effet sans engager à rien.
Il ne savait pas encore qu’il serait
d’une santé si faible, bien qu’il fût tombé malade pendant plusieurs semaines,
à Grenoble. Ce fut durant ce voyage qu’il apprit la mort de sa mère, puis de sa
grand-mère, et bientôt après le remariage de son grand-père et celui de son
père, coup sur coup, avant qu’on lui annonçât qu’il allait lui-même bientôt
épouser Madame Jeanne de Bourbon, sa cousine, qui avait le même âge que lui. Ce
qui s’était fait, à Tain l’Hermitage, au début d’avril, dans une grande pompe
et toute une affluence d’Église et de noblesse… Il n’y a que six ans.
C’est miracle qu’il n’ait pas eu la
tête tournée, ou perturbée, par toutes ces pompes. Il avait seulement révélé le
penchant commun à tous les princes de sa famille pour la dépense et le luxe.
Des mains percées. Avoir tout de suite tout ce qui leur plaît. Je veux ceci, je
veux cela. Acheter, posséder les choses les plus belles, les plus rares, les
plus curieuses, et surtout les plus coûteuses, les animaux des ménageries, les
orfèvreries somptueuses, les livres enluminés, dépenser, vivre dans des
chambres tendues de soie et de drap d’or de Chypre, faire coudre sur leur vêtement
des fortunes en pierreries, rutiler, c’est, pour le Dauphin comme pour tous les
gens de son lignage, le signe du pouvoir et la preuve, à leurs propres yeux, de
la majesté. Une naïveté qui leur vient de leur aïeul, le premier Charles, le
frère de Philippe le Bel, l’empereur titulaire de Constantinople, ce gros
bourdon qui tant s’agita et agita l’Europe, et même un moment songea à l’empire
d’Allemagne. Un dispendieux, si jamais il en fut… Tous ont cela dans le sang.
Quand on se commande des souliers, dans la famille, c’est par vingt-quatre,
quarante ou cinquante-cinq paires à la fois, pour le roi, pour le Dauphin, pour
Monseigneur d’Orléans. Il est vrai que leurs sottes poulaines ne tiennent pas à
la boue ; les longues pointes se déforment, les broderies se ternissent,
et l’on abîme en trois jours ce qui a pris un mois de labeur aux meilleurs
artisans qui sont dans la boutique de Guillaume Loisel, à Paris. Je le sais
parce que c’est de là que je fais venir mes mules rouges ; mais moi il me
suffit de huit paires à l’année. Et regardez ; ne suis-je pas toujours
proprement chaussé ?
Comme la cour donne le ton,
seigneurs et bourgeois se ruinent en passementerie, en fourrures, en joyaux, en
dépenses de vanité. On rivalise d’ostentation. Pensez que pour orner le
chaperon que portait Monseigneur le Dauphin, ce jour de Rouen que je vous
conte, on avait usé un marc de grosses perles et un marc de menues, commandées
chez Belhommet Thurel pour trois cents ou trois cent vingt écus !
Allez-vous étonner que les coffres soient vides quand chacun dépense plus qu’il
ne lui reste d’argent ?
Ah ! voilà ma litière qui
revient. On a changé d’attelage. Eh bien, remontons…
Il en est un, en tout cas, à qui ces
difficultés de finances profitent, et qui fait bien ses affaires sur la pénurie
de la caisse royale ; c’est messire Nicolas Braque, le premier maître de
l’hôtel, qui est aussi le trésorier et le gouverneur des monnaies. Il a monté
une petite compagnie de banque, je devrais dire une compagnie de frime, qui
rachète parfois aux deux tiers, parfois à la moitié, parfois même au tiers
prix, les dettes du roi et de sa parenté. La machinerie est simple. Un
fournisseur de la cour est saisi à la gorge parce que depuis deux ans ou plus
on ne lui a rien versé et qu’il ne sait plus comment payer ses compagnons ou
acheter ses marchandises. Il s’en vient trouver messire Braque et lui agite ses
mémoires sous le nez. Il a grand air, messire Braque ; il
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