Quand un roi perd la France
personne, tant il
était gras, une vraie futaille, quand il tomba sur Robert de Lorris qui lui
barra le passage de l’air le plus affable. « Messire comte, messire, vous
vous en partez ? Mais Monseigneur le Dauphin n’attend plus que vous pour
dîner ! Votre place est à sa gauche. » N’osant faire affront au
Dauphin, le gros d’Harcourt se résigna à différer son départ. Il partirait
après le repas. Et il remonta l’escalier, sans trop de regret. Car la table du
Dauphin avait grande réputation ; on savait qu’il s’y servait
merveilles ; et Jean d’Harcourt n’avait pas acquis tout le lard dont il
était bardé à sucer seulement des brins d’herbes.
Et de fait, quel festin ! Ce
n’était pas en vain que Nicolas Braque avait aidé le Dauphin à l’apprêter. Ceux
qui y furent, et qui en réchappèrent, n’en ont rien oublié. Six tables,
réparties dans la grande salle ronde. Aux murs, des tapisseries de verdure, si
vives de couleur qu’on aurait cru dîner au milieu de la forêt. Auprès des
fenêtres, des buissons de cierges, pour renforcer le jour qui venait par les
ébrasements, comme le soleil à travers les arbres. Derrière chaque convive, un
écuyer tranchant, soit, pour les grands seigneurs, le leur propre, et pour les
autres quelqu’un de la maison du Dauphin. On usait de couteaux à manche
d’ébène, dorés et émaillés aux armes de France, tout spécialement réservés pour
le temps de carême. C’est la coutume de la cour de ne sortir les couteaux à
manche d’ivoire qu’à partir des fêtes de Pâques.
Car on respectait le carême. Pâtés
de poisson, ragoûts de poisson, carpes, brochets, tanches, brèmes, saumons et
bars, plats d’œufs, volailles, gibiers de plume ; on avait vidé les
viviers et les basses-cours, écumé les rivières. Les pages de cuisine, formant
une chaîne continue dans l’escalier, montaient les plats d’argent et de vermeil
où rôtisseurs, queux et sauciers avaient disposé, dressé, nappé les mets
préparés sous les cheminées de la tour des cuisines. Six échansons versaient
les vins de Beaune, de Meursault, d’Arbois et de Touraine… Ah ! vous
aussi, cela vous met en appétit, Archambaud ! J’espère qu’on nous fera
bonne chère, tout à l’heure, à Saint-Sauveur…
Le Dauphin, au milieu de la table
d’honneur, avait Charles de Navarre à sa droite et Jean d’Harcourt à sa gauche.
Il était vêtu d’un drap bleu marbré de Bruxelles et coiffé d’un chaperon de
même étoffe, orné de broderies de perles disposées en forme de feuillage. Je ne
vous ai jamais encore décrit Monseigneur le Dauphin… Le corps étiré, les
épaules larges et maigres, il a le visage allongé, un grand nez un peu bossué
en son milieu, un regard dont on ne sait s’il est attentif ou songeur, la lèvre
supérieure mince, l’autre plus charnue, le menton effacé.
On dit qu’il ressemble assez, pour
autant qu’on ait moyen de savoir, à son ancêtre Saint Louis, qui était comme
lui très long et un peu voûté. Cette tournure-là, à côté d’hommes très sanguins
et redressés, apparaît de temps à autre dans la famille de France.
Les huissiers de cuisine venaient
d’un pas empesé présenter les plats l’un après l’autre ; et lui, le
Dauphin, désignait la table vers laquelle ils devaient être portés, faisant
ainsi honneur à chacun de ses hôtes, au comte d’Étampes, au sire de la Ferté,
au maire de Rouen, accompagnant d’un sourire, avec beaucoup de dignité
courtoise, le geste qu’il faisait de la main, la main gauche toujours. Car, je
vous l’ai dit, je crois, sa main droite est enflée, rougeâtre et le fait
souffrir ; il s’en sert le moins possible. À peine peut-il jouer à la
paume, une demi-heure, et tout de suite sa main gonfle. Ah ! c’est une
grande faiblesse pour un prince… Ni chasse ni guerre. Son père ne se cache pas
pour l’en mépriser. Comme il devait envier, le pauvre Dauphin, tous ces
seigneurs qu’il traitait, les sires de Clères, de Graville, du Bec Thomas, de
Mainemares, de Braquemont, de Sainte-Beuve ou d’Houdetot, ces chevaliers solides,
sûrs d’eux, tapageurs, fiers de leurs exploits aux armes. Il devait même envier
le gros d’Harcourt, que son quintal de graisse n’empêchait pas de maîtriser un
cheval ni d’être un redoutable tournoyeur, et surtout le sire de Biville, un
fameux homme qu’on entoure beaucoup dès qu’il paraît en société et à qui l’on
fait
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