Quand un roi perd la France
normands esquissèrent un vague mouvement pour lui
faire révérence. D’un geste des deux mains, il leur imposa de rester assis.
Il saisit son gendre par le col
fourré de son surcot, le secoua, le souleva, tout en lui criant du fond de son
heaume : « Mauvais traître ! Tu n’es pas digne de t’asseoir à
côté de mon fils. Par l’âme de mon père, je ne penserai jamais à boire ni à
manger tant que tu vivras ! »
L’écuyer de Charles de Navarre,
Colin Doublel, voyant son maître ainsi malmené, eut une folle impulsion et
brandit un couteau à trancher pour en frapper le roi. Mais son geste fut
prévenu par Perrinet le Buffle qui lui retourna le bras.
Le roi, pour sa part, lâcha Navarre
et, perdant contenance un instant, regarda avec surprise ce simple écuyer qui
avait osé lever la main sur lui. « Prenez-moi ce garçon et son maître
aussi », commanda-t-il.
La suite du roi s’était portée en
avant d’un seul élan, les frères d’Artois au premier rang, qui encadrèrent
Navarre comme un noisetier pincé entre deux chênes. Les hommes d’armes avaient
complètement investi la salle ; les tapisseries étaient comme hérissées de
piques. Les huissiers de cuisine semblaient vouloir rentrer dans les murs. Le
Dauphin s’était levé et disait : « Sire mon père, Sire mon père… »
Charles de Navarre tentait de
s’expliquer, de se défendre. « Monseigneur, je ne puis comprendre !
Qui vous a si mal informé contre moi ? Que Dieu m’aide, mais jamais,
faites-m’en grâce, je n’ai pensé trahison, ni contre vous ni contre Monseigneur
votre fils ! S’il est homme au monde qui m’en veuille accuser, qu’il le
fasse, devant vos pairs, et je jure que je me purgerai de ses dires et le
confondrai. »
Même en si périlleuse situation, il
avait la voix claire, et la parole qui coulait aisément de la bouche. Il était
vraiment très petit, très fluet, au milieu de tous ces gens de guerre ;
mais il gardait son assurance dans le caquet.
« Je suis roi, Monseigneur,
d’un moindre royaume que le vôtre, certes, mais je mérite d’être traité en
roi. – Tu es comte d’Évreux, tu es mon vassal, et tu es
félon ! – Je suis votre bon cousin, je suis l’époux de Madame votre
fille, et je n’ai jamais forfait. Il est vrai que j’ai fait tuer Monseigneur
d’Espagne. Mais il était mon adversaire et m’avait offensé. J’en ai fait
pénitence. Nous nous sommes donné la paix et vous avez accordé des lettres de
rémission à tous… – En prison, traître. Tu as assez joué de menterie.
Allez ! Qu’on l’enferme, qu’on les enferme tous les deux ! »
cria le roi en montrant Navarre et son écuyer. « Et celui-là aussi »,
ajouta-t-il en désignant de son gantelet Friquet de Fricamps qu’il venait de
reconnaître et qu’il savait avoir monté l’attentat de la Truie-qui-file.
Alors que sergents et archers
entraînaient les trois hommes vers une chambre voisine, le Dauphin se jeta aux
genoux du roi. Si effrayé qu’il pût être de la grande fureur où il voyait son
père, il était demeuré assez lucide pour en apercevoir les conséquences, au
moins pour lui-même.
« Ah ! Sire mon père, pour
Dieu merci, vous me déshonorez ! Que va-t-on dire de moi ? J’avais
prié le roi de Navarre et ses barons à dîner, et vous les traitez ainsi. On
dira de moi que je les ai trahis. Je vous supplie par Dieu de vous calmer et de
changer d’avis. – Calmez-vous vous-même, Charles ! Vous ne savez pas
ce que je sais. Ils sont mauvais traîtres, et leurs méfaits se découvriront
bientôt. Non, vous ne savez pas tout ce que je sais. »
Là-dessus notre Jean II, se
saisissant de la masse d’armes d’un sergent, alla en frapper le comte
d’Harcourt d’un coup formidable dont tout autre, moins gras que lui, aurait eu
l’épaule cassée. « Debout, traître ! Passez vous aussi en prison. Vous
serez bien malin si vous m’échappez. »
Et comme le gros d’Harcourt, tout
éberlué, ne se levait pas assez vite, il l’empoigna par sa cotte blanche qu’il
déchira, faisant craquer tout son vêtement jusqu’à la chemise.
Poussé par les archers, Jean d’Harcourt,
dépoitraillé, passa devant son cadet, Louis, et lui dit quelque chose qu’on ne
comprit point, mais qui était méchant, et auquel l’autre répondit d’un geste
qui pouvait signifier ce qu’on voulait… je n’ai rien pu faire ; je suis
chambellan du roi… tu l’as cherché,
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