Quand un roi perd la France
est bel homme,
toujours sévèrement vêtu, et il ne prononce jamais plus de mots qu’il n’en faut.
Il n’a pas son pareil pour rabattre aux gens leur caquet. Tel qui arrivait
tempêtant… « Cette fois, il va m’entendre ; c’est que j’en ai gros à
lui dire, et je ne lui mâcherai pas mes mots… » se retrouve en un
tournemain balbutiant et suppliant. Messire Braque laisse tomber sur lui, comme
une douche de gouttière, quelques paroles froides et roides : « Vos
prix sont forcés, comme toujours sur les travaux qu’on fait pour le roi… la
clientèle de la cour vous attire maintes pratiques sur lesquelles vous gagnez
gros… si le roi est en difficulté de payer, c’est que tout l’argent de son
Trésor passe à subvenir aux frais de la guerre… prenez-vous-en aux bourgeois,
comme maître Marcel, qui rechignent à consentir les aides… puisque vous peinez
tant à fournir le roi, eh bien, on vous retirera les commandes… » Et quand
le doléant est bien assagi, bien marri, bien grelottant, alors Braque lui
dit : « Si vraiment vous êtes dans la gêne, je veux essayer de vous
venir en aide. Je puis peser sur une compagnie de change où je compte des amis
pour qu’elle reprenne vos créances. Je tenterai, je dis bien, je tenterai,
qu’elles vous soient rachetées pour les quatre sixièmes ; et vous donnerez
quittance du tout. La Compagnie se fera rembourser quand Dieu voudra regarnir le
Trésor… si jamais il le veut. Mais n’en allez point parler, sinon chacun dans
le royaume m’en viendrait demander autant. C’est grande faveur que je vous
fais. »
Après quoi, dès qu’il y a trois sous
dans la cassette, Braque prend l’occasion de glisser au roi : « Sire,
je ne voulais point, pour votre honneur et votre renom, laisser traîner cette
dette criarde, d’autant que le créancier était fort monté et menaçait d’un
esclandre. J’ai, pour l’amour de vous, éteint cette dette avec mes propres
deniers. » Et par priorité de faveur, il se fait rembourser du tout. Comme
c’est lui, d’autre part, qui ordonne la dépense du palais, il se fait arroser
de beaux cadeaux pour chaque commande passée. Il gagne aux deux bouts, cet
honnête homme.
Ce jour du banquet, il s’affairait
moins à négocier le paiement des aides refusées par les États de Normandie qu’à
traiter avec le maire de Rouen, maître Mustel, du rachat des créances des
marchands rouennais. Car des mémoires qui dataient du dernier voyage du roi, et
même d’avant, restaient impayés. Quant au Dauphin, depuis qu’il était
lieutenant du roi en Normandie, avant même d’être duc en titre, il commandait,
il commandait, mais sans jamais solder aucun de ses comptes. Et messire Braque
se livrait à son trafic habituel, en assurant le maire que c’était par amitié
pour lui et pour l’estime dans laquelle il tenait les bonnes gens de Rouen
qu’il allait leur rafler le tiers de leurs profits. Davantage même, car il les
paierait en francs à la chaise, c’est-à-dire dans une monnaie amincie, et par
qui ? Par lui, qui décidait des altérations… Reconnaissons que lorsque les
États se plaignent des grands officiers royaux, ils y ont quelques motifs.
Quand je pense que messire Enguerrand de Marigny fut naguère pendu parce qu’on
lui reprochait, dix ans après, d’avoir une fois rogné la monnaie ! Mais
c’était un saint auprès des argentiers d’aujourd’hui !
Qui y avait-il encore, à Rouen, qui
mérite d’être nommé, hors les serviteurs habituels, et Mitton le Fol, nain du
Dauphin, qui gambadait entre les tables, portant lui aussi chaperon emperlé…
des perles pour un nain, je vous le demande, est-ce bonne manière de dépenser
les écus qu’on n’a pas ? Le Dauphin le fait vêtir d’un drap rayé qu’on lui
tisse tout exprès, à Gand… Je désapprouve cet emploi qu’on fait des nains. On
les oblige à bouffonner, on les pousse du pied, on en fait risée. Ce sont
créatures de Dieu, après tout, même si l’on peut dire que Dieu ne les a pas
trop réussies. Raison de plus pour témoigner un peu de charité. Mais les
familles, à ce qu’il paraît, tiennent pour une bénédiction la venue d’un nain.
« Ah ! il est petit. Puisse-t-il ne pas grandir. On pourra le vendre
à un duc, ou peut-être au roi… »
Non, je crois vous avoir cité tous
les convives d’importance, avec Friquet de Fricamps, Graville, Mainemares, oui,
je les ai nommés… et puis, bien sûr, le plus
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