Quand un roi perd la France
tant pis pour toi…
« Sire mon père, insistait le
duc de Normandie, vous faites mal de traiter ainsi ces vaillants hommes… »
Mais Jean II ne l’entendait
plus. Il échangeait des regards avec Nicolas Braque et Robert de Lorris qui lui
désignaient silencieusement certains convives. « Et celui-là, en
prison !… Et celui-là… » ordonnait-il en bousculant le sire de
Graville et en cognant du poing Maubué de Mainemares, deux chevaliers qui
avaient, eux aussi, trempé dans l’assassinat de Charles d’Espagne, mais qui
avaient reçu, depuis deux ans, leurs lettres de rémission, signées de la main
du roi. Comme vous le voyez, c’était de la haine bien recuite.
Mitton le Fol, grimpé sur un banc de
pierre, dans l’ébrasement d’une fenêtre, faisait des signes à son maître en lui
montrant les plats posés sur une desserte, et puis le roi, et puis agitait ses
doigts devant sa bouche… manger…
« Mon père, dit le Dauphin,
voulez-vous qu’on vous serve à manger ? » L’idée était
heureuse ; elle évita d’expédier au cachot toute la Normandie.
« Pardieu oui ! C’est vrai
que j’ai faim. Savez-vous, Charles, que je suis parti d’au-delà la forêt de
Lyons, et que je cours depuis l’aube pour châtier ces méchants ?
Faites-moi servir. »
Et il appela de la main pour qu’on
lui délaçât son heaume. Il apparut les cheveux collés ; la face
rougie ; la sueur lui coulait dans la barbe. En s’asseyant à la place de
son fils, il avait déjà oublié son serment de ne manger ni boire tant que son
gendre serait encore en vie.
Tandis qu’on se hâtait à lui dresser
un couvert, qu’on lui versait du vin, qu’on le faisait patienter avec un pâté
de brochet point trop entamé, qu’on lui présentait un cygne, resté intact et
encore tiède, il se fit, entre les prisonniers qu’on emmenait et les valets qui
dévalaient de nouveau vers les cuisines, un flottement dans la salle et les
escaliers ; les seigneurs normands en profitèrent pour s’échapper, tel le
sire de Clères qui comptait également parmi les meurtriers du bel Espagnol et
qui s’en tira de justesse. Le roi ne faisant plus mine d’arrêter personne, les
archers les laissaient passer.
L’escorte crevait de faim et de
soif, elle aussi. Jean d’Artois, Tancarville, les sergents louchaient vers les
plats. Ils attendaient un geste du roi les autorisant à se restaurer. Comme ce
geste ne venait pas, le maréchal d’Audrehem arracha la cuisse d’un chapon qui
traînait sur une table et se mit à manger, debout. Louis d’Orléans eut une moue
d’humeur. Son frère, vraiment, montrait trop peu de souci de ceux qui le
servaient. Il s’assit au siège que Navarre occupait un moment avant, en
disant : « Je me fais devoir de vous tenir compagnie, mon
frère. »
Le roi, alors, avec une sorte de
mansuétude indifférente, invita ses parents et barons à s’asseoir. Et tous
aussitôt s’attablèrent, autour des nappes maculées, pour épuiser les reliefs de
la ripaille. On ne se soucia pas de changer les écuelles d’argent. On attrapait
ce qui se présentait au passage, le gâteau de lait avant le canard confit,
l’oie grasse avant la soupe de coquillages. On mangeait des restes de friture
froide. Les archers se bourraient de tranches de pain ou bien filaient se faire
nourrir aux cuisines. Les sergents lampaient les gobelets abandonnés.
Le roi, bottes écartées sous la
table, restait enfermé dans une songerie brutale. Sa colère n’était pas
apaisée ; elle semblait même reflamber avec la mangeaille. Pourtant il
aurait dû avoir quelques motifs de contentement. Il était dans son rôle de
justicier, le bon roi ! Il venait enfin de remporter une victoire ; il
avait une belle prouesse à faire consigner par ses clercs pour la prochaine
assemblée de l’Ordre de l’Étoile. « Comment Monseigneur le roi Jean défit
les traîtres qu’il saisit au château de Bouvreuil… » Il parut s’étonner
soudain de ne plus voir les chevaliers normands, et s’en inquiéta. Il se
méfiait d’eux. S’ils allaient lui organiser une révolte, soulever la ville,
libérer les prisonniers ?… Il montrait là toute sa nature, cet habile
homme. Dans un premier temps, poussé par une fureur longuement remâchée, il se ruait,
sans réfléchir à rien ; puis il négligeait de consolider ses actes ;
puis il se faisait des imaginations, toujours à côté de la réalité, mais dont
il était
Weitere Kostenlose Bücher