Qui ose vaincra
dossier. Il a senti l’embarras du jeune homme. Sans lever les yeux, il questionne :
« Combien ? »
La Grandière avale sa salive. Tricher ne servirait à rien ; il susurre : « Quatre, mon général.
— Grade ? »
La Grandière pense qu’il a maintenant une idée précise de l’enfer. Il toussote pour s’éclaircir la voix : « Sous-lieutenant, mon général.
— L’idée de vous adresser à vos chefs directs ne vous a même pas effleurés ?
— Nous l’avons fait plus de dix fois, ils déchargent leur responsabilité sur vous, mon général.
— L’idée que dans les combats que vous serez vraisemblablement amenés à livrer un jour, la patience sera pour vous une vertu aussi utile que la science des armes ne vous est pas venue davantage ? Et puis, que me suggérez-vous ? Que je fasse parachuter votre bataillon sur Berlin sous prétexte que vous vous ennuyez et que vous avez envie de changer de climat ?
— Mais nous saurions être patients, mon général, dans la mesure où nous n’aurions pas tous le sentiment d’avoir été casés au rebut, comme les enfants pauvres des Forces françaises libres. »
La formule sarcastique tombe, sèche et définitive :
« En somme, si je vous suis bien, vous manquez de tendresse ? »
Le visage de La Grandière s’empourpre légèrement. Furieux, il réplique : « Libre à vous de nous mépriser, mon général. À dater de ce jour, vous savez au moins que nous existons, et ce que nous pensons. Mes respects, mon général. »
Il salue, effectue un demi-tour réglementaire. Contre la plus élémentaire des règles du protocole, il s’apprête à sortir.
De Gaulle le rappelle : « La Grandière… »
Le sous-lieutenant pivote, le général le cueille à froid. Ébahi, La Grandière l’entend déclarer : « Vous pourrez dire à vos complices Cochin, Kérillis et Camaret, que vous m’avez quitté sur une insolence. Ça vous fera un nouveau titre de gloire à leurs yeux. Bonsoir. »
Le lieutenant Guy lui ouvre la porte avec un léger sourire et un plissement de front. Pour le sous-lieutenant, ce mouvement de physionomie est limpide. Il le comprend aussi bien que si l’officier d’ordonnance avait déclaré : « Tu l’as dans l’os, petit morveux. Il faut manger beaucoup de soupe avant de vouloir jouer avec les grands. »
32
Les jours, les semaines,
les mois continuent à s’écouler, lancinants. Les officiers et les hommes s’abrutissent,
apprennent à devenir de minutieuses machines à faire la guerre.
Dans les derniers jours
d’octobre 1943, La Grandière est convoqué d’urgence au bureau du colonel
Fourcaud. Tout en marchant en direction de la baraque de commandement, le
sous-lieutenant tente de récapituler dans son esprit la liste des « écarts »
qu’il a pu faire dans les jours passés.
« Asseyez-vous, mon
vieux. » Le colonel est souriant, La Grandière se rassure. « Il m’arrive
à l’instant un message de Londres, m’avisant que le capitaine Burin Des Roziers,
officier d’ordonnance du général de Gaulle, vient de contracter une mauvaise
jaunisse… »
Le colonel s’arrête, ménageant
ses effets, satisfait de voir La Grandière le dévisager, ahuri.
« Ça ne m’étonne
pas outre mesure, mon colonel, le général est tellement taquin, cela a dû finir
par taper sur le foie de son majordome. »
Fourcaud répond dans un
bon sourire : « Si j’étais vous, j’attendrais la suite de mon exposé
avant de me lancer dans des démonstrations spirituelles. »
La Grandière reprend son
sérieux.
« Excusez-moi, mon
colonel, je vous écoute.
— Donc, Burin Des
Roziers immobilisé à l’hôpital, puis contraint à une convalescence, l’intérim
de son poste se trouve vacant.
— Je vous suis
parfaitement, mon colonel, mais je ne vois pas en quoi cela peut me concerner.
— Nous y venons. Le
général compte sur vous pour assurer cet intérim. »
La Grandière se lève, médusé.
« Ce n’est pas
sérieux, mon colonel, c’est une mauvaise plaisanterie.
— C’est tout ce qu’il
y a de plus sérieux, mon vieux.
— Mais enfin, vous
connaissez la démarche que j’ai faite auprès du général il y a deux mois, le
mépris dont il a fait preuve vis-à-vis de moi…
— Je sais, je sais…
J’y ai songé. Il y a deux solutions pour expliquer son choix : la première,
c’est qu’au fond de lui-même il ait admiré votre courage, votre franchise, voire
votre fantaisie, votre physique,
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