Qui ose vaincra
le nom que vous portez, mais à vrai dire je n’y
crois pas le moins du monde. La seconde me paraît beaucoup plus plausible :
c’est que, choqué par l’insolence de votre démarche et de vos propos, le Vieux
ait décidé de vous en faire baver.
— Ai-je la
possibilité de refuser, mon colonel ?
— Certes pas. »
La nouvelle se répand
comme une traînée de poudre. Le bataillon en prend connaissance dans un mélange
d’espoir et de franche rigolade. Cochin, Kérillis et Camaret se tordent carrément
de rire. Et lorsqu’ils accompagnent leur compagnon à la gare, ils lui remettent
un paquet contenant un cadeau, en prétendant s’être cotisés pour en faire l’acquisition.
Dans le train La
Grandière ouvre le paquet ; il contient une brosse à reluire, une boîte de
cirage et un chiffon de velours.
Le sous-lieutenant jette
le tout par la fenêtre, sous le regard hostile et choqué des trois sujets
britanniques qui partagent son compartiment. La Grandière se plonge alors dans
de profondes réflexions. Il cherche à élaborer un système qui lui permettrait
de se faire remercier sans encourir de sanction.
Lorsque le train entre
en gare de Waterloo, une foule d’idées lui sont venues, mais il a conclu qu’il
faudrait improviser, agir selon les événements.
Les rapports cordiaux et
amicaux que La Grandière entretient d’emblée avec le lieutenant Guy vont lui
permettre de concrétiser ses espoirs. Guy, sur le ton de la confidence, lui
explique ce que le général attend de son officier d’ordonnance, l’attitude qu’il
convient d’adopter. Dans un luxe de détails, il précise ce que de Gaulle
apprécie, le comportement qu’il affectionne ; Guy apprend également au
sous-lieutenant ce que le général réprouve, méprise, et exècre.
À l’énoncé des phobies
de son chef, La Grandière se montre particulièrement attentif.
Dans la matinée de l’entrée
en fonction du sous-lieutenant Roger de la Grandière, de Gaulle est en
conférence avec trois officiers supérieurs canadiens. De temps à autre il
réclame un dossier. La Grandière est alors censé se précipiter dans le bureau
attenant où le lieutenant Guy doit lui remettre les documents qu’il reviendra
poser sur le bureau du général. C’est en courant presque qu’il doit accomplir l’opération.
À plusieurs reprises, La Grandière fait preuve d’une nonchalance
je-m’en-foutiste. Poursuivant son entretien, de Gaulle semble ne pas s’en
apercevoir.
Les Canadiens prennent
congé.
Le lieutenant Guy avait
précisé : « L’une des choses qui le mettent hors de lui est que l’on
touche à quelque objet que ce soit sur son bureau. Déplacez une épingle ou un
trombone, et vous déclencherez un concert de hurlements. »
La porte à peine refermée
sur les visiteurs, La Grandière, cérémonieux, précis, avec les gestes affectés
d’un butler de grande maison se lance dans un éblouissant numéro de rangement
de bureau qui lui permet de toucher à tout. De Gaulle le contemple, muet. Le
sous-lieutenant vide alors les trois cendriers du bureau à la manière moins
protocolaire d’un maître d’hôtel de boîte de nuit : se servant d’un
cendrier vide, il couvre le plein, et renverse le tout d’un geste large.
« Eh bien, La
Grandière, tonne le général, vous comptez sans doute passer l’aspirateur après
cela ! »
Le sous-lieutenant feint
la surprise.
« Je vous demande
pardon, mon général, je pensais bien faire.
– Ne me prenez pas
pour un imbécile, et sortez ! »
À 13h30, de Gaulle
quitte son bureau. La Grandière le suit, tenant à la main une épaisse
serviette.
Le lieutenant Guy avait
expliqué : « Dans les escaliers, suivez le rythme et ne vous laissez
pas surprendre. Il est rapide. Lorsqu’il arrive à la sixième marche avant le
perron, vous le dépassez en courant, vous ouvrez la portière de gauche de la
Rover. Il s’engouffre ; le moteur tourne. Vous refermez la portière, puis,
toujours en courant, vous contournez la voiture par l’arrière. Elle démarre.
Lorsque vous parvenez à la portière de droite, vous l’ouvrez et vous montez en
marche. Vous vous installez à ses côtés, en refermant la porte. »
« Je comprends
parfaitement, avait raillé La Grandière, il y aura les reporters des Actualités,
j’espère qu’on pourra recommencer la scène si je rate mon coup au premier essai.
— Ne plaisantez pas,
mon vieux, c’est
Weitere Kostenlose Bücher