Qui ose vaincra
couché sur une table, le soldat que Bergé a grièvement blessé est
sommairement opéré. Dans l’angle opposé, les prisonniers distinguent un bureau
de bois grossier et une chaise.
Un lieutenant pénètre
dans la pièce. Il marche d’un pas rapide et rythmé, lance un ordre sans se
retourner, sans un regard vers les prisonniers. À hauteur de la table, il se
retourne et, abandonnant brusquement sa rigidité militaire, il s’assoit sur le
coin du meuble, sort de la poche de sa chemise un étui, en extrait une longue
cigarette à bout doré qu’il allume à l’aide d’un briquet en or. Il observe
attentivement les parachutistes entravés qu’un soldat pousse vers lui. D’une
voix douce, il susurre un ordre. Instantanément les liens sont tranchés. Les
trois Français font jouer leurs articulations, se frottent les bras, les
poignets et le cou.
D’une voix qu’il veut
conserver suave, l’officier allemand interroge dans un excellent français :
« L’un de vous
parle-t-il le français ou l’allemand ? Hélas ! messieurs, j’ignore
tout de la langue anglaise.
— Nous sommes
français tous les trois », tonne Bergé.
L’Allemand est
sincèrement surpris.
« Des soldats de De
Gaulle ?
— C’est exact.
— Je crains que ça
n’arrange pas votre cas. Non seulement vous allez être considérés comme
francs-tireurs, mais encore comme traîtres à votre pays.
— C’est un point de
vue que je ne partage pas. De toute façon, il vous sera difficile de nous
fusiller plus d’une fois chacun. »
L’officier sourit. Il
est évident qu’il est enchanté de cette conversation au cours de laquelle il
peut faire étalage de sa parfaite connaissance de la langue de ses prisonniers.
Il réfléchit un long moment avant de reprendre :
« Je me demande si
je parviendrais à faire preuve de votre arrogance si un jour je me trouve dans
votre situation. Je l’espère. »
Bergé hésite. Doit-il
renvoyer la balle ? Se faire le complice de ce dialogue ? Il pense qu’après
tout ça ne serait pas mauvais pour le moral de ses amis. Il réplique :
« Si vous survivez
en tant qu’officier S.S., je pense que vous aurez un jour tout loisir d’en
faire l’expérience. Vous pourrez alors répondre à votre question. »
L’Allemand éclate d’un
rire théâtral. Il se penche pour sortir un cahier du tiroir de la table ; toujours
jovial, il interroge :
« Nom, grade, matricule ?
Je suppose que vous refuserez de répondre à d’autres questions ?
— Vous supposez
bien. Je suis Georges Bergé, commandant du French Squadron, rattaché aux
parachutistes S.A.S. de l’Armée britannique. Voici les caporaux Sibard et
Mouhot. »
Mi-narquois, mi-sérieux,
l’Allemand se lève, se fige, et lance :
« Mes respects, commandant.
Vous et vos hommes avez-vous faim et soif ? »
Sur l’affirmation de
Bergé, le lieutenant lance un ordre : très rapidement, du pain, de la
viande séchée et du vin sont apportés. Les trois Français se jettent sur la
nourriture. Ils sont rassasiés lorsqu’une voiture freine dans la cour. Des
portières claquent. Presque aussitôt tous les occupants du réfectoire se dressent
comme mus par un même ressort. Un major, suivi de deux capitaines, pénètre dans
la pièce. Bras tendus les trois arrivants tonnent : « Heil Hitler ! »
et se dirigent vers les prisonniers.
Le major est un grand
gaillard au physique de bûcheron. D’entrée, il se lance dans un monologue vociférant,
soutenu par une colère non feinte. Il écume littéralement, hurle des sons
gutturaux qui résonnent sur les murs plâtrés de la pièce. La voix sereine, les
intonations volontairement nappées de mansuétude du lieutenant qui traduit au
fur et à mesure forment un contraste grotesque.
« Vous êtes des
bandits ! des assassins ! des francs-tireurs ! Notre major
déplore la douceur du peloton d’exécution, considère que c’est – pour des
vermines telles que vous – -une mort trop noble, regrette qu’il ne soit pas
prévu par nos règlements militaires un processus d’extermination qui
conviendrait mieux aux chacals, aux charognards, que vous représentez à ses
yeux. »
Le ton du lieutenant
traducteur est celui d’un hôte qui reçoit des invités précieux. Ignorant le
major, s’adressant au lieutenant, Bergé réplique calmement :
« Dites à votre
guignol que je l’emmerde et qu’il me foute la paix ! »
Visiblement
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