Refus de témoigner
pas plus que moi d’ailleurs. Premièrement, je
ne me sens absolument pas douée pour la transcendance. Certes, je connais
quelques artifices qui élèvent la conscience, la rabaissent, ou en tout cas la
transposent à un autre niveau, mais ils sont sans contenu et constituent tout
au plus un remède contre l’insomnie et la nervosité. Deuxièmement, le Dieu
judéo-chrétien est issu d’une structure de société qui ne me convient guère car
il y a un trop grand bond par-dessus la côte d’Adam jusqu’à ce Patriarche, et
je n’arrive pas à faire ce bond. Ni jusqu’à l’Homme à la barbe blanche, ni
jusqu’à son Abstraction logocentrique. Je me regarde dans le miroir et je ne me
vois pas à son image. Troisièmement, j’ai été trop tôt en des lieux où Dieu
était absent.
Pourtant j’aime bien suivre la pensée théologique ; j’aimerais
bien déchristianiser Simone Weil, retrouver en elle la Juive qu’elle a refoulée
et j’aimerais garder le mélange de la politique et d’une réflexion sur soi qui
éloigne de soi. J’ai sur ma table de nuit les derniers essais et lettres de la
philosophe, rédigés lorsque, revenant de New York, elle erra à Londres parce qu’elle
ne pouvait pas rentrer à Paris, qui était occupé. Alors, sans autre forme de
procès, je donne son prénom à mon amie, l’amie athée d’origine « kasher »
qui a fui sa famille franco-anglaise jusqu’en Amérique. Nous évoquons parfois l’angoisse
d’être sans défense. Simone dit : tu n’es pas forcée de te laisser
humilier, ça dépend de toi, de la façon dont tu prends les choses. Je réponds
non, comment ça, au cours de n’importe quel examen gynécologique, le type peut
te rabaisser par de sales remarques s’il en a envie. Ma Simone est semblable à
la philosophe dans son attitude fondamentale face à la vie : ce qu’elle a
d’incorruptible. Elle ne se laisse pas embobiner. Elle n’use pas de flatterie. Elle
n’a jamais flirté. Elle ne cède pas quand on penserait qu’elle n’a pas le choix,
et elle cède tout de suite lorsque quelqu’un a besoin d’elle, lui demande.
La troisième amie, je suis allée directement la trouver et
je lui ai demandé, comment veux-tu que je t’appelle dans mes souvenirs ? Elle
a répondu sans hésiter : « Anneliese ». Parce que quand elle
était dans son sanatorium suisse, impuissante certes, mais à l’abri des nazis, une
jeune parente lui écrivait de temps en temps d’Allemagne pour lui demander de l’aider.
Elle lui écrivait que tout le monde l’avait abandonnée, que personne ne se
souciait d’elle et que ça ne pouvait que finir mal. Mon amie n’a bien
évidemment rien pu faire, car elle était elle-même une enfant dépendante et
étrangère, mais dans un pays qui représentait un mythe aux yeux de celle qui
était restée, et dont on croyait que ceux qui y vivaient étaient puissants. Mon
amie a fini par ne plus répondre à ces lettres suppliantes. Une mise de côté
bourrée de mauvaise conscience.
La correspondante, plus jeune, s’appelait Anneliese ; elle
est morte dans un camp. Mon amie est restée avec sa mauvaise conscience et l’échange
de lettres interrompu. Pour moi, qui ne connais cette Anneliese initiale que
par les quelques bribes d’information rapportées ici, elle est un de ces pâles
fantômes entre beaucoup d’autres, et cependant, à l’époque, à New York, elle
avait sa place dans cette amitié inégale entre une fille de dix-huit ans et une
autre de vingt-cinq. Et voilà que mon amie choisit précisément ce prénom :
Pourtant « Anneliese », d’une certaine façon, c’était moi, et voilà
que c’est mon amie qui le devient, avec toujours en arrière-plan la troisième
Anneliese, la vraie, avec son legs de lettres restées inutiles. C’est ainsi que
nous nous mêlons et nous embrouillons ; le nom, identificateur, efface les
identités.
VI
Avec mes amies, je pouvais parler, ma mère et moi n’avions
pas de langage commun. Le sien ne sert pas à l’échange d’idées, mais à la
manipulation. Ma mère ne colle pas à son langage, elle ne l’a jamais fait :
son langage est comme la garde-robe de l’acteur, elle y cherche ce qui convient
le mieux à son rôle du moment. Elle utilise les mots comme un maquillage. Mais
ils ne tolèrent pas ça, et avec leur sournoiserie, ils souillent ses pensées.
Elle était jalouse de mes amies. « Tu fréquentes des
infirmes et des converties. »
Le jour
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