Refus de témoigner
à ses deux filles de
faire des études ; elle leur avait au contraire mis en tête qu’elles
auraient des allures de stars dès lors qu’elles se feraient refaire le nez. Il
a fallu longtemps pour que l’identité juive devienne à la mode, et les grands
nez sur les visages de femmes ne le sont devenus qu’avec le célèbre profil de
Barbra Streisand. Les Juifs américains qui pouvaient se le permettre se
faisaient redessiner le visage, surtout les femmes ; la vague des nez
opérés a été comme une vague de chaleur. Marge s’est exposée à cette torture
volontaire dès qu’elle eut réuni les fonds nécessaires, elle n’est pas devenue
actrice de cinéma, mais bonne enseignante d’anglais dans une université
canadienne, parce qu’en dépit des conseils maternels, elle a passé un doctorat.
Anneliese se lamente, Marge avait un si beau visage, maintenant c’est un visage
quelconque. C’est exagéré, la beauté d’un visage est une question de caractère,
pas une question de nez. Mais elle était quand même mieux avec son nez de
naissance. Marge de son côté déclare que personne ne lui a jamais rien dit de
sa beauté, pas même Anneliese ; car elle, elle l’aurait écoutée, affirme-t-elle,
comme nous toutes, et elle ne se serait pas fait casser l’os du nez. Elle avoue
aujourd’hui avec un haussement d’épaules s’être convertie par attachement à une
enseignante catholique.
Simone avait été élevée comme moi dans le sionisme, seulement,
contrairement à moi, elle avait marché, sérieusement. Nous n’étions pas depuis
un an aux États-Unis quand fut fondé l’État d’Israël. Ma mère exultait ; chez
moi la joie était mêlée d’une certaine déception, j’avais l’impression qu’on m’avait
trompée, parce que j’aurais voulu aller là-bas et que je n’avais pas pu. J’ai
vu il n’y a pas longtemps à la télévision exactement la même expression mêlée
sur les visages de ressortissants de l’ex-RDA qui avaient attendu pendant des
semaines à l’ambassade de Prague et qui dans des foyers de réfugiés d’Allemagne
de l’Ouest devaient maintenant s’habituer à l’idée que la frontière entre les
deux Allemagnes était ouverte.
Lorsque j’eus terminé mes études au College, j’allai
trouver les autorités compétentes pour savoir ce que je pourrais faire en
Israël. On me découragea : il y avait des cas plus importants, plus graves,
sans parler des Juifs d’Europe. J’avais justement un travail ennuyeux à la
section catholique de la New York Public Library, et je ne proposais rien qui
dans le nouvel État pût être considéré comme une contribution positive, mis à
part ma disponibilité. Je me demandais tristement si je devais vraiment partir
si loin, tant que je n’avais pas la nationalité américaine, pour me retrouver
le cas échéant en Israël sans aucune utilité tandis que je manquerais à ma mère,
ici, aux États-Unis ? Je remis à plus tard mon action sioniste, ou décidai
de la remettre au moins jusqu’au moment où j’aurais la nationalité américaine, et
finalement je ne l’ai jamais menée, c’est la carence absolue qui est restée
comme une plaie ouverte.
Il en fut différemment pour Simone. Elle a travaillé en
Israël dans les pires conditions, avec des enfants difficiles, asociaux et
délinquants (elle a mangé « institution food with flies [39] » déclarait
sa mère londonienne, en fronçant le nez, mais aussi avec une certaine fierté). Et
elle n’est pas revenue aux États-Unis véritablement déçue, mais pas non plus
entièrement séduite par ce pays dont les habitants se caractérisaient surtout
par leur disposition à faire la guerre, même si les guerres étaient déclenchées
par leurs ennemis. Ensuite, elle a abandonné le travail social, elle a appris à
voler et elle est devenue pilote.
Tu vois bien, dis-je à Anneliese, dans un monde plus juste, elle
serait tout de suite devenue pilote, car c’est ce qu’elle aime par-dessus tout.
Dans ce monde masculin de merde, ce n’était pas possible à l’époque, et même
aujourd’hui, ça ne l’est guère. Pourtant, répond Anneliese, tu sous-estimes ce
que notre Simone a fait pour ses clients au fil de sa carrière, parce que tu
vois partout la vie gaspillée, car c’est ce que tu cherches, pour pouvoir
ensuite te tordre les mains en te lamentant à ce sujet.
Je lui ai donné le prénom de Simone Weil, bien qu’elle ne
sache que faire du bon Dieu ;
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