Refus de témoigner
je composais des poèmes en anglais, lisais ma ration de
vers bien équilibrés d’Alexander Pope et la prose cinglante de Jonathan Swift
pour les cours ; en fait, au milieu de ces éclatants jardins de la
Nouvelle-Angleterre, j’avais l’impression de me retrouver transportée dans le
jardin de l’hôpital juif de Vienne, seulement cette fois par ma propre faute, et
je me demandais si par hasard Lazi Fessler n’aurait quand même pas eu raison et
établi le bon diagnostic lorsqu’il attribuait le manque de contacts extérieurs
dont je souffrais à ma vanité et à ma conviction de tout savoir mieux que les
autres. J’écrivis une charmante lettre à l’oncle et à la tante de New York, je
ne reçus pas de réponse ; j’imaginai qu’ils avaient rejeté cette tentative
d’approche comme un sentimentalisme sournois.
J’appris ensuite qu’il y avait là d’autres étudiantes du Hunter
College, j’allai les trouver.
Mon fils dit : « C’était comment entre vous quatre ?
Je vous vois assises ensemble, comme dans un film en noir et blanc, vous fumez
des cigarettes et vous riez beaucoup. » Il veut dire par là que cette
amitié préhistorique manque de profondeur et de nuances, car tout ce qui s’est
déroulé avant notre naissance, avant le film en couleur, n’est-il pas
préhistorique ? Qu’aviez-vous donc en commun, en fait vous êtes quand même
assez différentes. Les cigarettes, auxquelles nous avons renoncé depuis longtemps,
l’affligent, lui qui est sportif, fanatique de l’hygiène de vie, surtout lorsqu’il
apprend que ce sont ces femmes, qui depuis sa plus tendre enfance font à ses
yeux partie de la famille, sauf que le lien est plus intime encore, qui m’ont entraînée
à fumer.
Lors de notre première rencontre, Marge et Anneliese étaient
assises à une table du réfectoire, elles fumaient effectivement cigarette sur
cigarette, et elles étaient de bonne humeur. Je tombai au beau milieu d’une
querelle théologique. Elles s’étaient inscrites à un séminaire sur le Nouveau
Testament. Elles se coupaient la parole sans se gêner, affirmation et
contre-affirmation, tu ne m’écoutes pas, mais si, mais si, tu te trompes.
Marge et Anneliese étaient juives, même si elles étaient en
même temps des chrétiennes appliquées, bien que sceptiques, se torturant
constamment elles-mêmes en remettant en cause les motivations de leur
conversion. C’était une nouvelle longueur d’onde, un terrain inconnu de moi. Je
me départissais en silence des préjugés que m’avaient laissés mes origines
libérales éclairées où l’on considérait les Juifs orthodoxes comme des
fanatiques dépassés et les convertis comme des assimilés dépourvus de caractère.
C’était comme si j’avais quitté sous la table une paire de bas filés : pourvu
que personne ne s’aperçoive que tu les portais !
Elles avaient loué à trois une chambre en dehors du foyer, et
lorsque vous m’avez invitée à vous suivre chez vous, je savais que je n’y
trouverais pas d’animaux en peluche. Nous y avons trouvé Simone, que vous avez
éveillée par un tir d’oreillers bien envoyés, pour qu’elle fît ma connaissance,
et parce que, d’après vous, elle ne dormait que par paresse. Étudiante en
mathématiques, elle n’avait pas tant à lire et à écrire que nous. Simone était
la plus introvertie et la plus réservée de nous quatre, elle était contrariée d’être
réveillée, mais elle se montra pleine de gentillesse à mon égard, avec la
politesse naturelle qui est la sienne, produit du respect et de l’amour du
prochain.
Elles me prirent et me laissèrent être telle que j’étais. (Je
resterai donc avec elles.)
Anneliese dit que la première chose que les gens remarquent
chez elle est qu’elle a une canne et qu’elle boite. Pour moi, ce n’est pas vrai,
je sais très bien que ce ne fut pas la première chose. Venant d’Allemagne, j’étais
de toute façon habituée à la vue d’infirmes, victimes des bombardements. La
première chose que j’ai ressentie, c’est un champ magnétique. Je veux dire que
j’ai d’emblée souhaité être des vôtres ! J’aurais voulu les avoir connues
déjà à New York, j’aurais pu venir et habiter avec elles. En outre, cela m’aurait
coûté moins cher.
Depuis cet été à Vermont, quarante ans se sont écoulés. Les
gens de notre génération sont peu à peu atteints de maladies dont ils meurent, c’est
pourquoi il ne faut rien
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