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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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où elle a dit ça, j’étais dans la baignoire où je m’étais
fait couler un bain froid à cause de la chaleur. La climatisation n’existant
pas encore, il n’y avait pas de quoi se sentir humilié de n’avoir pas d’appartement
climatisé. (Il était inimaginable, à l’époque, qu’un jour des touristes
viendraient en été – l’été ! – à New York.) Elle est à côté, dans le coin
cuisine. Elle ne cherche qu’à me tourmenter, à m’offenser avec ses préjugés, quoi
d’autre ? Elle veut me gâcher le plaisir, me le prendre, tout simplement
me prendre quelque chose. Je me mis à crier, à hurler sur elle et à hurler
toute seule pour me calmer. Je la haïssais, intensément.
    Une tante dit sans détour à propos d’Anneliese :
« La pauvre, elle ne trouvera jamais de mari. » J’étais complètement
révoltée, premièrement, qu’elle ne trouvât rien de plus important, deuxièmement,
parce que ce n’était pas forcément vrai. J’étais tellement hors de moi que je l’ai
répété à Anneliese, avec cette monstrueuse absence de tact qui était un des
éléments de ma confiance en elle. Je croyais qu’on pouvait tout lui dire. Elle
se laissait tout dire, mais ensuite, brusquement, elle piquait une crise de
fureur parce que dans la rue je marchais trop vite pour elle. (Et pourtant tu
as toujours été en avance sur moi : je te courais après, je m’accrochais à
toi, je voulais tout de toi, tout ce que je ne pouvais obtenir autrement, la
justice, l’intelligence, la compréhension.) Une fois tu es tombée de tout ton
long dans la rue, à cause de mon manque d’égards et de mon étourderie. J’ai eu
très peur, mais tu t’es contentée de t’épousseter en rouspétant.
    Je la suivais aussi dans les musées. Je n’ai pas un grand
sens artistique, comparée à elle, il faut d’abord que je me convainque ou que
je me laisse convaincre que quelque chose est beau. J’étais attirée par le côté
statique de la collection, tous ces objets qui n’étaient pas constamment en
train de déménager, de bouger, en partance. Un musée est comme une éponge qui m’absorbe,
un bouillon intellectuel qui me cuit et me donne sa saveur, à moi, un légume
qui ne vaut pas grand-chose. C’était un mélange de mets savoureux, qu’on avait
déjà goûtés, et il n’y avait pas de cette peau de pomme de terre que l’homme
mange quand il n’a rien d’autre à se mettre sous la dent. S’intégrer par le
seul regard. Les bibliothèques m’offraient à peu près le même accueil, mais
elles ne contiennent que des promesses (parce qu’on ne peut pas lire les livres
tout de suite), alors que les musées tiennent tout de suite leurs promesses, ils
nous servent immédiatement un dinosaure ou un Matisse.
    Je suivais Anneliese, m’arrêtant où elle s’arrêtait, essayant
de voir à travers ses yeux. Au Metropolitan Museum, nous sommes restées
longtemps devant les personnages torturés du Greco, et elle m’a expliqué
comment il s’y prenait pour faire peser sur Tolède cette inquiétante lumière. Devant
Goya, je me suis mise de moi-même à discourir, car j’ai compris tout de suite
que Goya, contrairement à son contemporain Goethe (« et qui plus est
contemporain presque exact ! » , ai-je triomphalement ajouté), qui
ne le connaissait pas (Goethe ne connaissait même pas par ouï-dire les œuvres
du plus grand peintre de son temps !), ne faisait pas de compromis, Goethe
si. Tout en tirant de ses observations incidentes un enseignement que j’absorbais
avidement, j’essayais constamment d’impressionner Anneliese par mes
connaissances, mais j’étais embarrassée lorsque j’y réussissais.
    Où que j’aie habité, Anneliese m’a toujours accroché de
beaux tableaux au mur, elle arrive avec le tableau et elle apporte en même
temps le marteau pour l’accrocher. Elle installe tous ses amis dans leurs
nouveaux appartements. Elle s’échine à déplacer pendant des heures des meubles
et des tapis, jusqu’à ce que tout soit en ordre. Nous autres, avec nos membres
normaux, nous restons là étonnés, les bras ballants. Je me réjouis à chaque
fois énormément, et pourtant chaque fois je quitte à nouveau l’appartement, après
qu’elle me l’a installé ; ça ne la dérange pas, elle n’attend pas autre
chose de moi et elle recommence à zéro, sans fléchir. Elle collectionne les
beaux objets, elle en fabrique aussi, elle les offre, elle s’habille avec
élégance.

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