Refus de témoigner
remettre au lendemain, et c’est aussi pourquoi nous
avons loué tout récemment pendant deux semaines un appartement à Londres, toutes
les quatre, Marge et Anneliese dans une chambre, Simone et moi dans l’autre. Dans
notre chambre régnait un désordre rassurant, dans l’autre un actif besoin de
rangement. Marge et Anneliese se disputent toujours au petit déjeuner, c’est
toujours le même ton, sauf qu’il ne s’agit plus du christianisme, cette fois c’est
la guerre du Golfe qui fournit l’occasion. Simone et moi nous écoutons, paisiblement
dirais-je, ce que les deux autres contesteraient vivement. Je me dis en me
réjouissant en silence : j’aurai quand même partagé un appartement avec
elles. Réparer un manque, c’est parfois facile, et ça fait plaisir, la plupart
ne sont pas réparables.
Anneliese, qui avait alors vingt-cinq ans, était notre
modèle. Toute petite, ses parents l’avaient envoyée de Francfort dans un
sanatorium de Suisse romande, atteinte d’un mal qui se soignerait quelques
années plus tard par des antibiotiques. Nous avions l’une et l’autre une
enfance qui dépasse les capacités de l’imagination. La maladie, comparable à
une prison, on aurait pu croire que je saurais me représenter la chose ainsi, mais
je ne pouvais pas imaginer qu’on grandisse et qu’on prenne de l’âge couché dans
un lit. Je m’enquérais des détails sans prêter attention aux réponses, ou je ne
les retenais pas, de sorte que je devais poser à nouveau la même question. Ne
pas se lever, pendant des années, puis se lever, puis de nouveau rester des
années au lit. Une situation contre nature, dit Anneliese, devient naturelle, à
partir du moment où, là où on se trouve, elle est « normale ». Je le
sais par moi-même, à cause des camps, mais l’immobilité restait un vide
frustrant, je ne l’appréhendais qu’à tâtons, j’essayais sincèrement de me le
représenter, mais j’arrivais à peine, je n’arrivais pas vraiment à m’imaginer
dans cette situation. Je réagissais un peu comme les autres réagissent aux
camps, ce que je prends souvent assez mal. J’apprenais péniblement ce qu’on
apprend en amitié, descendre son propre fardeau de sur son dos et le transformer
en s’en servant comme d’un outil permettant de saisir et de comprendre, au lieu
de s’essouffler à se débattre entre ses propres fils de fer barbelés.
Les amis se complètent ; compléter c’est rendre entier,
pour en avoir besoin, il faut avoir subi quelque dommage, mais à partir du
moment où on en a besoin, ce n’est pas de quelqu’un qui a subi le même dommage,
mais de quelqu’un qui présente d’autres avaries. Les amis comblent les lacunes,
ils sont complémentaires, ils rattrapent ce qui vous manque, ils font ce qu’on
a manqué de faire, les membres de la famille n’en font pas autant, ou alors
uniquement par hasard.
Elles gagnaient déjà leur vie toutes les trois, et elles n’habitaient
plus à la maison. Nous étions sans père, nous n’avions pas connu nos pères, ou
presque pas, et nous nous heurtions toutes à un certain nombre de problèmes
avec nos mères. Nous nous tenions lieu mutuellement de parents.
Anneliese répondit à une enseignante du College qu’elle
n’avait pas le temps de faire telle ou telle chose parce qu’elle avait
rendez-vous avec Simone. L’autre, avec l’assurance d’une aînée : « Tu
cours toujours après une amie. Tu ne vas pas passer ta vie avec elles. »
Anneliese, qui est devenue entre-temps une grand-mère aux cheveux blancs, et
qui est la seule de nous quatre à être encore mariée, croise les mains sur sa
canne, comme elle fait toujours quand une idée la préoccupe ou la contraint à
se concentrer, et faisant redéfiler dans sa tête les décennies, avec leurs
crises et leurs points les plus bas, conclut : « Elle s’est trompée. J’ai
bel et bien passé ma vie avec Simone. »
Je les ai toutes baptisées de nouveaux noms. Celui de Marge
est le plus insignifiant, car elle-même changeait de nom souvent. Marge s’appelait
Meg avant que je la connaisse, et aujourd’hui elle s’appelle Margaret. Pour
nous, elle reste Marge. Notre Américaine, qui fuyait avec le plus d’acharnement
les aspects extérieurs de l’identité, ne s’était pas réfugiée dans le milieu
américain moyen, mais auprès de nous, étrangères, avec nos langues étrangères
et nos horizons internationaux.
La mère de Marge avait déconseillé
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