Refus de témoigner
était.
« On n’a pas besoin de ça pour le savoir », me répondait-on
implacablement.
À travers ces films, j’appris à connaître l’idéologie
régnante, qui me touchait, et que je ne pouvais pas me contenter de traiter par
l’indifférence. Tout l’attrait de ces séances de cinéma résidait dans la
démarche critique à effectuer, en résistant à la tentation d’identification et
d’approbation. J’ai vu ainsi Jud Süss avec de beaux costumes et des
Juifs très laids, Reitet für Deutschland [10] , avec de
beaux chevaux et d’audacieux cavaliers – des hommes aussi nobles que leurs
bêtes au service de la patrie. Et j’ai vu deux films sur la présence germanique
en Afrique. L’un s’intitulait Ohm Krüger [11] sur la guerre des
Boers. Les Boers, autrement dit les Blancs d’origine néerlandaise nés en
Afrique du Sud qui parlaient l’afrikaans, étaient animés de l’esprit germanique,
au contraire de leurs ennemis anglais, purement mercantiles. L’autre, bien plus
impressionnant à mes yeux, était une glorification des prétentions coloniales
germaniques à partir de l’exemple de la colonie allemande d’Afrique orientale. Le
représentant des autorités allemandes s’appelait Peters ; on le voyait
dans une des principales scènes du film en costume colonial blanc, le fouet à
la main, devant des Noirs à peine vêtus qui courbaient le dos. Il faut songer
qu’il y en avait pour des années avant que les actes de violence filmés sur le
mode réaliste deviennent monnaie courante au cinéma. Une pareille scène avec
ses symboles de brutalité exerçait un effet angoissant et fascinant, elle
éveillait un écho dans la salle et elle enthousiasmait sans doute autant les
membres des Jeunesses hitlériennes qui se trouvaient dans les rangs du public, avec
leur culotte courte et leur poignard (ou leur couteau de campeur) qu’elle
impressionnait la petite Juive que j’étais, mais nos perceptions étaient
totalement inverses. C’est-à-dire que je me sentais personnellement menacée par
le fouet, les bottes et la confrontation raciale, Blanc-Noir en noir et blanc
sur l’écran. Si je déploie ici le souvenir d’un film vu quand j’étais petite
comme arrière-plan à l’expérience du pouvoir exercé par des hommes réels, avec
bottes et fouet, que j’ai vécue plus tard, c’est pour donner un contexte à mon
angoisse de cette époque, car les scènes sur l’écran sont chargées de sens, alors
que la lourde réalité de notre quotidien était plutôt chaotique.
Je lisais ce qui me tombait sous la main. Personne ne me
parlait de livres. Pendant des mois, je ne vis aucun enfant, et les adultes n’avaient
pas la patience de s’entretenir avec moi. Un jour, dans le jardin de l’hôpital
juif où travaillait ma mère, je me trouvai assise à côté d’une patiente qui me
demanda ce que je lisais. Toute contente de l’intérêt qu’elle me portait, je
lui montrai la pièce de Grillparzer que j’avais justement entre les mains. Elle
m’expliqua que sur les scènes modernes on ne s’exprimait plus en vers, qu’on y
parlait en prose, et elle m’énonça en termes simples les principes du réalisme.
Ce petit exposé me subjugua : je n’avais encore jamais entendu personne
parler de littérature. D’un côté je ne voulais pas qu’on dénigre le vers
classique, d’un autre côté il était excitant de savoir que d’aucuns se
penchaient sur des questions de cet ordre. Qui écrivait donc des pièces de ce
genre ? Gerhart Hauptmann, par exemple. Je me demandais comment je
pourrais me procurer un texte de lui. C’est qu’il en était des livres comme des
vêtements, toujours usagés, je n’en avais plus jamais de neufs. Les derniers
livres que j’ai lus à Vienne étaient une biographie de l’empereur Auguste et un
roman sur Hannibal destiné à satisfaire le besoin de vénération de héros des
petits garçons. Rien qui me concernât, pure littérature d’évasion.
XII
On se sera déjà rendu compte que ces pages ne traitent
presque pas des nazis, dont je n’ai pas grand-chose à dire, mais des individus
compliqués et plus ou moins névrosés sur lesquels ils tombèrent, de ces
familles qui, pas plus que leurs voisins chrétiens, ne menaient une vie idéale.
Lorsque je raconte que ma mère était jalouse quand mon père se trouvait en
France, et qu’ils se sont disputés au cours de leur dernière année ensemble, que
ma mère et sa sœur se sont littéralement
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