Refus de témoigner
crêpé le chignon en ma présence, au
point que ma grand-tante dut se jeter entre ses nièces, ou que je peux sans
ciller reprocher à ma mère, preuves à l’appui, les petites méchancetés et
cruautés mesquines les plus diverses, les gens prennent un air étonné en prétendant
que dans les conditions où l’on vivait sous le régime hitlérien, les persécutés
auraient pourtant dû se rapprocher. Surtout les jeunes (disent les vieux). Ce
ne sont que de touchantes absurdités reposant sur une funeste conception de l’élévation
morale par la souffrance. Dans son for intérieur et en ce qui le concerne
intimement, chacun sait comment les choses se passent en réalité : plus la
situation est difficile à supporter, plus la tolérance, toujours précaire à l’égard
du voisin, s’amenuise, et les liens familiaux deviennent de plus en plus
fragiles. On sait qu’au cours d’un tremblement de terre, il y a davantage de
vaisselle cassée que d’ordinaire.
Je m’étonne souvent de l’intimité familiale détendue que j’observe
chez mes amis plus jeunes, et je les envie aussi un peu. Je n’ai pas été une
mère tendre, sans doute parce que les insistantes manifestations de tendresse
de ma propre mère, qui alternaient avec des punitions et des réprimandes
imprévisibles et injustes, me répugnaient. Toute l’affection de mes premières
années n’est pas allée à ma mère, mais à une bonne d’enfants que j’appelais
Anja et que j’aimais beaucoup. Elle était jeune et joyeuse, et ne cherchait
jamais à vous faire honte. Je la vois, tache claire sur un fond sombre, par
exemple en train de mettre ses bas, et je la regarde avec curiosité, rêvant d’avoir
moi aussi un jour des jambes aussi longues et lisses que mon Anja ; ou
avec son ami Egon dans le parc, réagissant en toute spontanéité, ouvertement, sans
dissimulation, à tout ce que je pouvais faire ou dire, que ce fût intelligent
ou sot. J’ai dû faire des promenades avec elle, peut-être à Baden, à côté de
Vienne. Elle se signe devant un calvaire à une croisée de chemins. Je suis à
côté d’elle, ébahie : Anja fait un geste inhabituel. Et puis, encore une
association avec des cyclamens, qui avaient un parfum fort.
Et une fois de plus, je suis obligée de dire que c’est tout.
En tant qu’aryenne, elle n’eut pas le droit de rester chez nous. Par la suite, elle
nous a encore rendu visite une fois. Une explosion de joie : je me jetais
sur elle comme un jeune chien. Mon Anja. Ma mère en fut embarrassée ; ou
alors elle était jalouse de cet amour non déguisé qu’Anja acceptait comme
allant de soi. Je ne sais pas ce qu’il est advenu d’elle, si elle a été aspirée
dans le courant du « sursaut national ». Vraisemblablement. Je ne
peux pas la rechercher, car je ne sais pas son vrai nom. Et il n’y a personne à
qui je puisse demander, car pour ma mère, cette « Anja » n’était qu’une
employée parmi d’autres. Ainsi Anja, la vraie mère tendre et simple du début de
mon existence, s’inscrit-elle aussi au registre des pertes irremplaçables.
Au cours de mes premières années, je n’ai connu ma mère que
de loin. Un rien la dérangeait pendant sa sieste, et elle imposait des
vêtements inconfortables, sous-vêtements de laine, parce que ça tenait chaud, et
petites robes qu’il ne fallait ni souiller ni froisser, parce qu’elles étaient
jolies. Et de hautes bottines noires lacées, qui faisaient mal et où les pieds
transpiraient. Elle-même ne portait pas de lingerie ni de souliers de ce genre,
rien où il fût en aucune façon aussi difficile de bouger que dans ces vêtements
d’enfants choisis avec amour et irréflexion. Quand on s’était sali le visage, elle
crachait dans son mouchoir puis vous frottait avec ça. C’était horriblement
dégoûtant, à vomir, et je m’en suis toujours défendue. Il y a des souvenirs
très précoces qui anticipent sur toutes les tensions ultérieures entre elle et
moi. Un jour, je n’avais pas six ans, sous le coup d’une juste colère, j’ai
détruit son sac à main avec les ciseaux auxquels il m’était interdit de toucher ;
le motif est effacé, oublié depuis longtemps, en revanche, le souvenir d’un
sentiment de vexation, de révolte, mêlé par avance au sentiment de culpabilité
est encore très clair. Je découpe le sac devant la grande table de toilette
avec son miroir, et je me regarde dans la glace tout en le faisant. Je voulais
me
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