Refus de témoigner
cessai de la croire. En s’extasiant
sans relâche sur la courageuse enfant qu’elle avait été, elle essayait de faire
de moi une enfant peureuse ; elle y réussit par moments, mais ça ne fit en
dernier ressort que m’éloigner d’elle. Elle prétendait qu’elle s’était battue
seule contre six garçons et qu’elle en était sortie victorieuse. J’entendis
avec soulagement et gratitude un ami de la famille l’interrompre pour dire en
souriant qu’avec la meilleure volonté du monde ce combat inégal n’était guère
crédible. Car pour ma part je n’avais ni l’envie ni l’intention de faire quoi
que ce soit d’autre que m’enfuir quand les petits aryens se moquaient de moi
dans la rue.
Il n’y avait rien qu’elle n’eût fait mieux que moi, et je
désespérais de jamais faire aussi bien qu’elle. Enfant elle avait composé des
contes et des poèmes, mais lorsque par simple curiosité je demandais à les voir,
il n’en restait malheureusement plus trace. Elle composait un poème en une
demi-heure, beaucoup plus vite que moi, ainsi que je dus le constater à mon grand
regret. Il me fallait parfois des jours pour arriver à mettre au point une
seule strophe. Et mon ignorance, comparée à sa culture, était une énorme lacune.
(« Qui est Michelangelo Buonarroti ? » demandai-je un jour en
prononçant ce nom péniblement et mal, tandis que j’étais plongée dans un livre
d’histoire. « Comment ? Tu ne le sais pas ? Et tu ne sais même
pas le prononcer correctement ? À ton âge, je le savais depuis longtemps. »
J’eus honte et, la fois suivante, je ne demandai rien.) Quelquefois elle me
giflait ou m’embrassait par pure nervosité, uniquement parce que je me trouvais
là.
XIV
Mes deux premiers appartements avaient été des
appartements clairs. Lorsque nous avons dû quitter Hietzing, nous avons
successivement habité deux autres appartements sombres que nous partagions avec
une ou deux autres familles juives. Ma mère et moi, nous logions ensemble dans
une petite chambre qui n’était éclairée que par un puits de lumière. À croire
que les architectes viennois ont aménagé des pièces de ce type avec un
acharnement littéralement sadique. Il faut quand même une certaine méthode, en
dépit de l’existence de fenêtres, pour exclure de la sorte la lumière du jour. Il
y avait des punaises. On éteint la lumière, et on imagine que les punaises
sortent du matelas. Puis on est piqué, on allume la lumière et on se plaint
très fort parce que ces bestioles répugnantes courent effectivement dans le lit.
La tête me démangeait toute la journée. Lorsque ma mère
voulut bien m’écouter enfin et qu’elle examina mes cheveux, elle constata, horrifiée,
que j’avais des poux. Ce n’était pas ce qu’on pouvait imaginer de plus grave, néanmoins
le traitement des poux n’avait pas fait partie de son éducation au lycée de
jeunes filles de Prague. Une colocataire conseilla une friction de pétrole. Cela
me paraissait bizarre, je les suppliai : « On ne pourrait pas
attendre demain ? » Mais les deux femmes avaient déjà trouvé de l’essence,
elles me firent me pencher avec mes longs cheveux au-dessus d’une cuvette, et s’empressèrent
de me verser ce liquide puant sur le crâne. Ensuite, elles me nouèrent une
serviette autour de la tête et m’envoyèrent au lit.
Je n’ai pas dormi du tout cette nuit-là. Ma tête brûlait
comme du feu. Comme je partageais la chambre avec ma mère, je ne lui laissai
pas non plus fermer l’œil. Toutes mes plaintes ne purent la convaincre de m’enlever
la serviette ni de m’autoriser à l’enlever. Elle me priait de n’être pas si
douillette, elle avait besoin de dormir, parce que le lendemain elle devait
aller travailler. Le lendemain, lorsque je pus enfin aérer ma tête douloureuse,
les poux étaient certes partis, mais la peau du crâne aussi. On me rasa les
cheveux et on me passa de la pommade sur les plaies. Il fallut des semaines
pour que ces brûlures guérissent. (Chez le coiffeur, je n’ai jamais pu m’asseoir
sous un séchoir à cheveux. Et tant que le séchoir manuel n’existait pas, je
sortais de là les cheveux mouillés.) Mais la question mystérieuse, ou plutôt
inquiétante, que je me posais était de savoir pourquoi ma mère n’avait pas
réagi à mes gémissements tout au long de la nuit ? Elle prit l’air d’être
désolée de son ignorance, et le médecin la crut, mais pas moi. Il
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