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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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venger de quelque chose, et à peine le crime commis, le remords s’installa. Lorsque
ma mère découvrit le sac abîmé, j’avouai tout de suite ma faute. Il n’y eut pas
de punition, uniquement la conscience d’avoir commis une mauvaise action, partagée
avec le sentiment irrépressible d’avoir, moi aussi, subi une injustice.
    Et puis il y avait les anniversaires de ma mère. Celui qui
donne un cadeau dispose d’une certaine autorité. Celui qui les refuse ne fait
pas de concession. Lorsqu’une personne dépendante, inférieure, fait un cadeau, il
y a là une sorte de revendication d’égalité. Ma mère exigeait que l’on fêtât
solennellement son anniversaire, mais ensuite elle réagissait aux cadeaux de
façon tellement excessive, avant même de les avoir vraiment regardés, qu’on ne
pouvait pas ne pas se rendre compte qu’elle ne se réjouissait pas tant de l’objet,
soigneusement choisi, mais qu’il lui importait avant tout de vous faire savoir
que cette joie feinte était un cadeau de sa part. On en perdait l’envie de lui
choisir des cadeaux, et même les poèmes que je composais pour ses anniversaires
me semblaient de moins en moins remplir leur fonction.
    Cela n’a pas changé avec le temps. Même par la suite, les
vêtements qu’on lui achetait étaient toujours d’une couleur ou d’une taille qui
n’allait pas, chose qu’on ne vous disait jamais à temps, au moment où on aurait
pu encore les changer ; pour la fête des mères, au lieu de fleurs, elle
voulait des friandises ou vice versa. Mais si on ne lui avait pas fait de
cadeaux, elle aurait été amèrement blessée. Je dois ajouter tout de suite que
je ne me comporte guère différemment : je trouve ses cadeaux impossibles, je
donne les vêtements qu’elle m’offre à l’Armée du Salut, même et surtout lorsqu’elle
les a tricotés ou cousus elle-même, et je considère toutes ces occasions, en
particulier les maudits anniversaires, comme un affrontement secret, auquel on
ne peut se dérober qu’en refusant le cadeau et si possible l’occasion. Les symptômes
de cette névrose mère-fille florissante et réciproque sont parfaits ; on s’étonne
que non seulement la névrose, mais aussi les symptômes remontent si loin. Toutefois
cette constatation n’est d’aucun secours : pace Sigmund Freud !

XIII
    À la fin, ma mère n’avait plus que moi, elle se mit à me
tourmenter avec des horreurs, imaginaires ou attestées. Il y avait les
allusions à des femmes qui avaient fait des tentatives de suicide, les
histoires de maladies mortelles ou les élucubrations sur le lieu de destination
hypothétique des déportés. Ce fameux secret, la mort, que cachait la
persécution grandissante des Juifs, n’en devenait pas plus concret pour autant.
    J’étais comme un jeune chien qu’on ne laisse pas courir, et
elle essayait de me priver des quelques jeux qui m’étaient encore possibles. La
communauté juive mettait à la disposition des rares enfants qui, comme moi, restaient
encore à Vienne des salles de lecture et de loisirs ; le cimetière juif
était notre jardin public et notre terrain de jeu. Lorsque je m’étais amusée
dehors avec d’autres enfants juifs, ce qui arrivait de plus en plus rarement, et
que je revenais, fatiguée et heureuse, à la maison, elle me laissait entrevoir
la menace d’une pneumonie mortelle. Elle me persuadait que j’avais les pieds
plats et me massait la plante des pieds, afin de prévenir une éventuelle infirmité
qui me handicaperait pour la marche. Ma mère aurait été une infirmière dévouée
pour une enfant malade. Elle m’a avoué que, dans ses rêves, elle avait souvent
une fille alitée et elle restait assise à son chevet. Je l’interprète comme un
fantasme de désir et non pas d’angoisse. Cette éducation à la dépendance est ce
que le jargon psychiatrique appelle chez les fils la « castration », expression
univoque et par conséquent néfaste, qui ne prévoit pas que, par les mêmes
manœuvres, les filles puissent être maintenues sous tutelle et dépossédées d’elles-mêmes
exactement de la même manière.
    Lorsque à la fin d’une de mes journées solitaires je faisais
subir à ma mère des câlineries trop violentes, elle m’affirmait que j’avais
failli l’étrangler et me disait qu’on voyait les mains des enfants qui avaient
fait mal à leur mère, même par inadvertance, surgir de leur tombe. Elle me
racontait tellement d’absurdités que je

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