Refus de témoigner
n’était quand
même pas possible qu’elle ne se soit pas rendu compte des heures épouvantables
que j’avais passées. Je commençai à douter que les cruautés des adultes fussent
purement fortuites. Ou qu’elles fussent pour le bien des enfants, comme ils le
prétendaient. La même question se pose à propos des civilisations où pour
chasser le diable ou les démons on frappe les enfants, dont le corps est censé
abriter les mauvais esprits.
Ma mère devint superstitieuse, elle avait désormais une
cartomancienne qui lui prédisait l’avenir, comme elle avait eu autrefois une
couturière qui lui faisait ses vêtements sur mesure, et elle évoquait un rabbin
miraculeux, dont elle prétendait être la descendante, et qui avait fréquemment
protégé la famille dans le malheur. Elle me conjurait de ne jamais épouser un
goy, parce que tous les goyim battaient leurs femmes. Cette généralisation
réveilla mon goût pour la contradiction. Tous, demandai-je, sceptique, même
Goethe battait sa femme ? Ma mère, ébahie, répondit oui après un bref
temps de réflexion. Même Goethe, certainement, c’était un goy comme les autres.
La catastrophe s’était abattue sur elle comme tombée du ciel,
même si par la suite on comptait et recomptait les signes avant-coureurs sur
les dix doigts de la main. La politique n’intéressait pas les femmes, et par
conséquent au lycée de jeunes filles de Prague on ne devait guère apprendre la
lecture critique et approfondie de la presse, pas plus que le traitement des
poux chez les enfants. Les antisémites n’entretenaient pas de rapport avec les
Juifs, sans quoi ce n’auraient pas été des antisémites, de sorte que dans leur
expérience de la vie sociale, ils n’avaient pas de repères non plus. On pensait
qu’on n’était quand même pas en Pologne, pays traditionnel des pogromes. Avant l’ Anschluss, il y avait des choses qui vous tenaient plus à cœur que la politique, par
exemple les dissensions à l’intérieur de la famille, les problèmes d’héritage
et les pénibles histoires avec le premier mari. En outre, ma mère, qui était la
sportive de la famille, avait ouvert une petite école de gymnastique où elle
donnait quelques cours pour les ex-jeunes filles de bonne famille qui
commençaient à gagner la première graisse de femme au foyer. Après l’ Anschluss, il n’y eut plus que la politique.
Une fois, je suis allée avec elle à la communauté juive où
un jeune homme nous a demandé si elle ne voudrait pas m’envoyer en Palestine
avec un convoi d’enfants. Il en était tout juste temps encore, une ultime
chance. C’était la chose à faire. Mon cœur battait très fort, car j’aurais
beaucoup aimé partir, même si ça avait été une trahison à son égard. Mais elle
ne m’a pas demandé mon avis, ni même regardée, et elle s’est contentée de dire :
« Non, on ne sépare pas un enfant de sa mère. » Sur le chemin du
retour, je luttai contre une déception que je ne pouvais d’aucune façon
exprimer devant elle sans la blesser. Je crois que je ne le lui ai jamais
pardonné. Cette autre personne que je serais devenue, si seulement j’avais pu
dire un mot, si elle ne m’avait pas considérée purement et simplement comme sa
propriété.
Mais il faut dire qu’elle possédait infiniment peu de choses.
Lorsque, à l’âge qu’elle avait à cette époque, je me suis séparée de mes
enfants, ils partaient à l’université, pas en camp de concentration, j’avais un
métier et des amis, un pays, immense, et une vie libre. Elle était tellement à
bout de nerfs à ce moment-là qu’elle attrapa un tic nerveux, à la jambe. J’aimais
ce frémissement, parce qu’il était propre à ma mère. Elle spéculait sur ce qu’elle
pourrait encore perdre de plus, ne songeant pas alors à notre assassinat, mais,
comme il se devait pour les femmes de sa génération, à l’infidélité. Elle était
jalouse de mon père, non sans quelque raison. Elle l’avait déjà soupçonné
auparavant de quelques « écarts », et maintenant il était à Paris. Les
gens qui l’ont connu au camp de Drancy ont écrit à ma mère qu’il s’était montré
jusqu’au bout plein de sollicitude et d’humour. Toutefois il y avait aussi, ou
même il y a encore une légende familiale qui veut que mon père ait entretenu
une liaison à Paris, que sa petite amie et lui aient été avertis juste avant
leur arrestation et qu’ils n’aient pas quitté
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