Refus de témoigner
monument du Hainbund [13] ; mon
appartement étant tout à proximité, je l’avais transformé pour la circonstance
en « Café du Hainbund » et je les avais tous invités. Les deux jeunes
discutaient vivement ensemble ; j’entendis le mot Auschwitz, non pas, comme
bien souvent en Allemagne ou ailleurs, comme abréviation du génocide ou symbole
politique, mais très concrètement, pour désigner un lieu, qu’ils semblaient
connaître. Je tendis l’oreille, posai quelques questions, mais sans préciser, par
facilité, la connaissance que j’avais moi-même du camp. J’appris ainsi qu’ils
venaient de faire leur service civil. Et leur tâche avait consisté à repeindre
en blanc les clôtures d’Auschwitz. Oui, la chose était possible ! Le
service civil au titre des réparations ! Je demandai d’un air un peu
dubitatif si ça avait vraiment un sens. Il faut bien que le camp soit entretenu,
répliquèrent-ils, interloqués à leur tour par ma question. Certes ils ne
disaient pas beaucoup de bien des touristes (tous ces Américains !), et
ils n’étaient pas non plus très favorables aux visites de groupes scolaires, mais
quand même : il fallait conserver les lieux. Pourquoi donc ?
Ce bon Augustin de la légende viennoise s’éveilla dans la
fosse aux pestiférés, et il ne lui était rien arrivé. Il ressortit de la fosse
en trébuchant, la laissa derrière lui et poursuivit son chemin en jouant de la
cornemuse, symbole même de l’affirmation de la vie au milieu de la grande mort.
Il en va différemment de nous, ils ne nous lâchent pas, je veux dire les
fantômes. Nous espérons parvenir à résoudre l’insoluble en nous attachant
obstinément à ce qui est resté, le lieu, les pierres, les cendres. Ce ne sont
pas les morts que nous honorons à travers ces restes disgracieux et
insignifiants des crimes passés, nous les collectionnons et nous les conservons,
parce que d’une façon ou d’une autre, nous en avons besoin : ne
seraient-ils pas là pour d’abord faire revivre notre malaise puis l’apaiser à
nouveau ? Le nœud inextricable que laisse derrière lui la violation d’un
tabou comme le génocide, ou l’infanticide, se change en spectre éternellement
errant auquel nous concédons un lieu qu’il a le droit de hanter. Rejet peureux
de toute comparaison possible, affirmation du caractère unique de ce crime. Cela
ne doit jamais se reproduire. De toute façon la même chose ne se produit jamais
deux fois, dans cette mesure un événement est toujours unique, au même titre qu’une
personne, ou même un chien. Nous serions des monades coupées de tout, s’il n’y
avait pas la comparaison et la différenciation qui établissent le lien d’unicité
en unicité. Au fond nous le savons tous, Juifs ou chrétiens : une partie
de ce qui s’est passé dans les camps se reproduit et se reproduira en maints
endroits, aujourd’hui et demain, et les camps de concentration n’étaient
eux-mêmes que des imitations (certes uniques) d’agissements d’avant-hier.
Dans l’actuel Hiroshima, active ville industrielle, le
monument commémorant la grande catastrophe qui a ouvert une ère nouvelle est un
parc, un sanctuaire fleuri, où s’ébattent les écoliers japonais avec leurs
uniformes anglais. Les Japonais sont aussi désarmés que nous devant l’horreur
passée, parce que eux non plus ne trouvent rien de plus intelligent à dire que
ce « Plus jamais ça », que nous connaissons bien. On le remarque plus
facilement dans une ville étrangère. Les enfants viennent avec leurs
professeurs d’histoire, ils suspendent des origamis, des cocottes en papier
plié et autres objets symboliques aux buissons et aux arbres dédiés à la déesse
de la paix, et toutes sortes de fantaisies de ce genre. On entend le
clapotement de l’eau, comme dans tous les endroits du Japon où l’on veut créer
une atmosphère agréable, solennelle ou intime. Des maximes poétiques sur le
thème de la paix et de l’humanité, enregistrées sur cassettes, sont diffusées à
intervalles réguliers. Entourée d’une clôture, au centre de ce décor qui veut
dédramatiser, se trouve la ruine la plus hideuse du monde : l’édifice n’a
pas été « touché » par une bombe, la bombe a explosé au-dessus, et la
chaleur a tellement défiguré la construction qu’elle présente un aspect aussi
peu naturel qu’un visage humain qui aurait perdu par le feu les traits formés
au fil de la vie.
Je n’ai
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