Refus de témoigner
l’appartement assez rapidement
parce qu’elle voulait emballer ses chapeaux. Tout est possible. Mais on dirait
du Werfel.
Me confier sa jalousie, me dire tout ce qu’elle avait sur le
cœur au sujet de mon père, c’était absurde cependant. Je repoussais ses
confidences comme une forme d’intimité répugnante. Au fond, il n’y avait qu’un
sujet qui m’intéressait : où nous mènerait notre rapport précaire avec l’environnement
aryen. Ma mère, quelques décennies plus tard : « Papa m’avait envoyé
une si gentille lettre de Drancy. Je l’ai gardée jusqu’à Auschwitz, là, je l’ai
perdue. » Elle dit « perdue » comme si c’était arrivé par
inadvertance, comme s’il eût été possible d’emporter quelque chose de là, comme
s’ils n’avaient pas fouillé tous les orifices du corps, pour qu’au moins le
Juif ne possédât rien qui eût pu être utile au Reich. Et elle dit ça comme si
elle avait oublié sa jalousie d’alors ; d’ailleurs, elle l’a certainement
oubliée.
J’étais une entrave, mais ma présence était parfois sans
doute aussi bienvenue, comme objet d’abréaction. Encombrante, inutile, paresseuse,
j’étais pourtant la seule chose qui lui fût restée. En l’espace de trois ou
quatre ans, elle avait été déracinée, sa vie s’était rétrécie, et elle se retrouvait
isolée. Son mari était en fuite, son fils à Prague, sa sœur avec toute sa
famille en Hongrie, le cercle de parents et d’amis émigrés, en Amérique, en
Palestine, en Angleterre, ou envoyés à Theresienstadt et « en Pologne »,
comme on disait. Et elle se retrouvait là, avec sa taxe de sortie du Reich qu’elle
ne pouvait pas payer. Puis arriva la nouvelle que mon frère et son père avaient
été emmenés à Theresienstadt. Ma mère reçut quelques cartes postales de lui. La
perspective de le revoir lui faisait oublier sa peur de la déportation.
Je tombai malade : « rougeole infectieuse ». C’était
peut-être une fièvre rhumatismale ; on l’a dit. Je végétai pendant des
semaines, dans le petit trou sombre où nous logions, puis à l’hôpital, dans une
immense salle où les autres enfants me faisaient horreur ; je n’avais
fondamentalement plus envie de vivre. J’étais devenue bizarre, excentrique, asociale.
Il n’y avait plus rien dont on pût se réjouir. Pour finir, les médecins
diagnostiquèrent un souffle au cœur. Ma mère laissa entendre que je ne pourrais
pas avoir d’enfants. Bonheur suprême de la femme, dont elle avait pleinement
joui, mais auquel devrait renoncer sa pauvre poupette malade. Je commençais
moi-même à me trouver bizarre.
Pourquoi étions-nous encore là ? Je posais la question
à l’époque, je la pose encore aujourd’hui. Lorsque d’autres posent cette même
question, je dis que c’est une question idiote, il ne faut pas toujours
regarder les exceptions, ceux qui avaient de la chance, de l’argent ou les deux,
pensez aux centaines de milliers de Juifs allemands et autrichiens qui sont
morts ; nous étions tout simplement parmi ceux qui ont été emportés dans
le tourbillon. Mais à elle, je lui demande « Pourquoi, toi d’ordinaire
si dynamique, tu ne l’as pas été à ce moment-là ? » « La taxe de
sortie du Reich », répond-elle. (Et peut-être aussi ta folie, tes névroses
accumulées ? Et les nazis par-dessus le marché, ils t’ont tellement
accablée que tu n’as plus eu aucune idée pour nous sauver ?) « Et
puis je ne pouvais pas laisser Schorschi à Prague. » « Et pourquoi n’es-tu
pas allée le chercher ? » « C’était risqué, il aurait fallu
alors que je te laisse. » Le serpent qui se mord la queue : c’est un
cercle vicieux.
Et à partir d’un certain moment il n’y a plus eu aucun
espoir. Elle est restée à Vienne aussi longtemps qu’elle a pu. Elle a obtenu
une place à l’hôpital juif comme aide-soignante et kinésithérapeute. Elle
partait tôt le matin, je faisais la grasse matinée, lisais dans mon lit, puis
allais à l’hôpital où on me donnait à manger et où il y avait une bonne douche
chaude, et je passais le reste de la journée à lire seule dans le jardin de l’hôpital.
Nous avons pratiquement été parmi les derniers Juifs déportés de Vienne, le « convoi
de l’hôpital », septembre 1942.
Aujourd’hui je n’ai plus d’amis, plus de parents en Autriche,
il arrive tout au plus qu’un collègue ou une lointaine connaissance y
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