Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
Vom Netzwerk:
séjourne.
Seule la littérature de ce pays, depuis Adalbert Stifter jusqu’à Thomas Bernhard,
me parle plus intimement que d’autres livres, sur le ton plus aisé d’une langue
de l’enfance dont l’hypocrisie m’est familière.

XV
    Après la guerre, je me suis encore replongée quelques
semaines dans la soupe primitive, étonnée que la ville fût encore là, car il
semblait que ma propre vie l’eût dépassée. Il y avait les Russes qu’on s’efforçait
d’éviter, mais je ne peux pas dire que je les aie craints autant qu’ils le
méritaient, car à cette époque j’avais déjà désappris la peur.
    Beaucoup de choses étaient restées pareilles. Il y avait
toujours le petit parc Esterhazy dans le 7 ème arrondissement de
Vienne, où j’avais joué au cours de ma plus petite enfance et qui lorsque je le
revis évoqua à ma mémoire olfactive la saveur répugnante de la réglisse. Je l’appelais
« Hasipark [12]  »,
avec l’innocence des enfants pour assimiler ce qu’ils ne connaissent pas, et l’entourage
exultait. J’y avais appris un jeu où il fallait courir le plus vite possible d’un
arbre à l’autre pour s’abriter. Fuir, chercher un abri, ça me plaisait bien. Ce
jeu s’appelait Vater, Vater, leih m’ (mir) d’Scher formule que je
méditais indéfiniment, parce que au lieu de trois ou quatre mots à la fin, je n’en
entendais qu’un , qui n’avait aucun sens, quelque chose du genre de leimatschär. Inversement, il semble que j’attribuais à des mots apparemment inoffensifs
un sens bien plus profond. À l’Université de Virginia, un collègue noir m’a
raconté un jour qu’enfant, il croyait que la ville de Lynchburg, qui tient son
nom d’un célèbre général, était une ville où, si on était noir, on se faisait
lyncher automatiquement. Fantasmes de terreur des enfants de minorités
persécutées qui se manifestent jusque dans les mots.
    Lorsqu’en 1962 à Berkeley, je décidai de bouleverser une
fois de plus mon existence pour étudier la germanistique, et que les souvenirs
me retombèrent dessus, s’abattirent sur moi, par le simple fait que je
recommençais à parler allemand, et que dans mes travaux de séminaire je
réapprenais aussi péniblement à écrire cette langue, phrase après phrase comme
à travers sept voiles, je revis brusquement aussi la ville que j’avais quittée
contre ma volonté vingt ans auparavant, la ville d’où j’avais été envoyée à la
mort, que je n’avais pas rencontrée. J’ai eu alors de ce petit parc une vision
fantomatique déformée par le rêve.
    SABLE
    Dans le square désert un tourbillon de sable,
les barres titubent.
Soleil brûlant sur les balançoires
soleil aveuglant ; ville
aveugle, aux yeux de sable,
chasse l’enfant,
plus personne :
    qu’ai-je à faire du vent
venu d’un autre océan ?
    Je laissais en suspens la question de savoir si ce souffle
venait du Pacifique, du présent, ou des eaux dormantes de la ville fantôme où
je ne connais plus personne qui soit vivant.
    Vienne est une métropole internationale, chacun en a sa
propre vision. Pour moi, la ville n’est ni étrangère ni familière, ce qui veut
dire inversement qu’elle est les deux à la fois, familièrement inquiétante. Elle
était en tout cas sans joie et hostile aux enfants. Hostile jusqu’à la moelle
aux enfants juifs.

DEUXIÈME PARTIE
LES CAMPS
    Les touristes qui affluent aujourd’hui en masse à Munich se
rendent d’abord sur la Marienplatz, pour écouter le joli carillon et admirer
les fringantes marionnettes qui exécutent ponctuellement leur ronde en haut de
la tour de l’hôtel de ville, puis ils vont visiter les baraquements de Dachau. À
Weimar, ceux qui tiennent à ramener un bon souvenir de Goethe et du pavillon de
jardin de sa chère Christiane vont, avec un respectueux accablement, s’incliner
au passage devant le monument de Buchenwald. Cette culture muséale des camps
impose à la conscience historique de tout visiteur contemporain sensible, sans
parler des hommes politiques respectables, de prendre des photographies en un
pareil lieu ou, mieux encore, de s’y faire photographier.
    Qu’est-ce que cela nous apporte ? J’ai fait la
connaissance récemment de deux étudiants allemands fort sympathiques, des
jeunes gens sérieux, à principes. Ils étaient étudiants en lettres allemandes, en
première année, et leur directeur de séminaire, un de mes amis, avait organisé
avec ses étudiants une promenade au

Weitere Kostenlose Bücher