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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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là-bas. On prétendait que c’était
un convoi spécial pour l’étranger, qu’ils allaient en Suisse. On les tenait
rigoureusement à l’écart et pendant le peu de temps qu’ils passèrent là, seuls
quelques rares responsables purent les approcher. Pourtant le bruit se répandit
que ces enfants se débattaient désespérément quand on les envoyait se doucher. Et
le motif de cette résistance se répandit aussi très rapidement. Les adultes
tenaient cette histoire de douches, d’où il sortait du gaz toxique au lieu d’eau,
pour un pur produit de l’imagination enfantine, alors que les enfants, comme
moi, l’envisageaient au moins comme une hypothèse sérieuse. Et pourquoi pas ?
Les enfants apprennent à connaître le monde. Et il en était ainsi. Mon
entourage juif me semblait une mince paroi, une sorte de capitonnage fragile
contre l’univers extérieur des hommes en uniforme, des aryens qui menaient un
trafic mystérieux et obscène, qui dès qu’on parlait devenait une pornographie
de la mort, et donc un sujet tabou.
    J’essaie de trouver d’autres renseignements sur ce convoi, ce
n’est pas difficile, les documents existent, seulement j’éprouve une espèce de
malaise, comme lorsqu’on cherche quelque chose de complètement sacré ou de
complètement sacrilège. L’interdit pèse-t-il encore sur ces enfants ? Je
vois qu’ils venaient de Pologne, de Bialystock, où on était au courant des
chambres à gaz, et qu’en octobre ils ont été convoyés plus loin avec
cinquante-trois « infirmiers » juifs qui croyaient tous partir pour l’étranger.
Ils partaient pour Auschwitz, à la mort. Parmi ces infirmiers, il y avait la
fameuse sœur préférée de Kafka, Ottla, complètement inconnue à l’époque, car
son frère défunt n’était pas encore entré dans la littérature universelle. On
avait fêté le soixantième anniversaire de la naissance de l’écrivain, au ghetto,
ce même été, et elle avait participé à l’organisation de cette fête. À
Theresienstadt on accordait de la valeur à la culture.
    Il y avait des artistes de cabaret, des musiciens, des
acteurs connus, des metteurs en scène, des comiques. Il y eut une déclamation
du sermon du capucin du Camp de Wallenstein particulièrement poignante. Le
tonnerre d’applaudissements au dernier vers, contre ce Friedland qui ne laisse
pas la paix s’établir dans son pays, fut la première manifestation
contestataire à laquelle j’assistais. C’était aussi la découverte que des
textes anciens pouvaient être mis au service de causes actuelles. En applaudissant,
moi aussi je livrais une résistance.
    De temps en temps, une mère venait s’asseoir avec sa fille à
la table de notre pièce au foyer, et elle lui racontait un peu d’histoire
grecque. Alors je m’asseyais avec elles. Ma mère ne pouvait pas faire ça. Bribes
d’instruction, miettes d’une culture.
    D’une certaine façon, j’ai aimé Theresienstadt, et les
dix-neuf ou vingt mois que j’y ai passés ont fait de moi un être social, alors
que j’étais jusqu’alors repliée sur moi-même, coupée de tout, complexée et
peut-être même inaccessible. À Vienne j’avais des tics, symptômes de névrose
obsessionnelle, je les surmontai à Theresienstadt grâce aux contacts sociaux, aux
liens d’amitié, aux conversations. Il est étonnant de voir la capacité
créatrice de la parole, lorsque les gens n’ont plus que la conversation pour se
distraire d’un malheur, qui doit cependant rester supportable. Elle avait malgré
tout raison, la femme de mon collègue : Theresienstadt n’était pas si
terrible. Mais comment pouvait-elle me le dire ainsi, alors que tout ce qui
venait des Allemands était purement atroce, et que les seuls bons côtés
venaient de nous, les détenus ? J’ai encore leurs voix dans mes oreilles, il
a fallu les tuer pour les réduire au silence, et béni soit leur souvenir. L’essentiel
de ce que je sais du comportement social (et ce n’est pas rien, je suis devenue
une personne tout à fait comme il faut), je l’ai appris des jeunes socialistes
et sionistes qui gardaient les enfants à Theresienstadt – jusqu’au jour où ils
durent les livrer et furent eux-mêmes emmenés. Cela impliquait une foule de
lacunes et des restrictions sans bornes. Peut-on penser que c’est une bonne
chose ? La seule bonne chose, c’est ce que les Juifs arrivaient à en tirer,
la façon dont ils submergèrent de leurs voix, de leur esprit,

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