Refus de témoigner
l’espoir n’est que l’envers
de la peur, et on peut bien avoir l’impression que la peur fait vivre, car on
la sent comme du sable sur la langue et comme un poison dans les artères. On
devrait parler du principe angoisse au lieu du principe espérance, sauf qu’on
ne peut pas bâtir là-dessus grand-chose de constructif.
Tadeusz Borovski, jeune Polonais génial, qui la guerre finie
mit la tête dans un four à gaz après avoir échappé aux chambres à gaz, pensait
que seul le désespoir donnait du courage, alors que l’espérance rendait lâche. À
propos de l’espoir à Auschwitz, il écrivait [19] :
C’est l’espoir qui ordonne aux hommes d’aller
passivement dans les chambres à gaz, qui les empêche de projeter la révolte ;
l’espoir rend inerte et éteint… L’espoir les pousse à lutter pour chaque jour
de vie supplémentaire, parce que ce pourrait précisément être ce jour-là qui
apporte la liberté… Jamais encore l’espoir n’a été plus fort que l’homme, mais
jamais encore il n’a suscité autant de mal que dans cette guerre, dans ce camp.
On ne nous a pas appris à renoncer à l’espoir. C’est pour ça que nous mourons
dans le gaz.
Curieux, qu’on ait pu aussi s’habituer à ça, qu’on n’ait
pas été constamment tremblant de terreur. C’est qu’il y a précisément encore, en
dehors de ce désespoir qui donne du courage, et que Borovski place au-dessus de
l’espoir, le désespoir apathique qu’incarnaient ceux qu’on appelait les « musulmans »,
ceux qui avaient perdu au camp toute volonté de survie et qui réagissaient
désormais comme des automates, presque comme des autistes. On les disait perdus,
on m’assura qu’ils ne pouvaient survivre très longtemps. J’essayai alors avec
des vers d’enfant, lisses comme des anguilles, de trouver un langage pour
exprimer ça à travers un poème que j’intitulai : « La Cheminée ».
D’aucuns ont vécu pleins d’horreur
Du danger qui pèse sur eux.
Aujourd’hui ils regardent sans peur
Offrent leur vie au malheur.
Tous sont perclus de souffrance,
Pas de beauté, pas de joie.
La vie, le soleil, c’est fini.
Et le feu brûle dans la cheminée.
Auschwitz est entre ses mains,
Tout, tout sera brûlé.
Je n’ai jamais abandonné l’espoir et je pense aujourd’hui
que je n’avais d’autre moteur pour ce faire que l’aveuglement de l’enfance et
la peur de la mort. Que cet espoir se soit précisément avéré justifié chez moi,
c’est certes une issue heureuse, pour moi personnellement, mais elle n’infirme
en rien l’invraisemblance de cette issue, pas plus que l’existence d’un gagnant
au loto ne réfute le fait que la plupart des joueurs doivent nécessairement
perdre, aussi sûr que l’un d’entre eux doit nécessairement gagner ! Il ne
faut pas confondre les lois de la statistique avec la prédestination, car ces
lois ne choisissent ni ne portent de jugement de valeur. Statistiquement, il
fallait bien que quelques-uns d’entre nous passent sous le nez des nazis, surtout
qu’ils étaient sur le point de perdre la guerre. La question de savoir qui
étaient ces chanceux nous écarte vite de la statistique pour nous égarer dans
la pléthore d’histoires de réussites. Et pourquoi racontes-tu donc toi-même une
de ces histoires ? demandent les amis. C’était précisément le dilemme :
pour nous, gens d’aujourd’hui, la statistique joue le rôle que jouait la
nécessité dans la tragédie, pour les gens d’un autre temps qui croyaient au
destin ; mais à la différence de la tragédie, la statistique est très peu
productive dans le détail. Lorsque nous avons peur ou que nous nous réjouissons,
elle ne dit rien. Or toutes les histoires des hommes parlent de peur et de joie.
La mienne aussi. Seulement le lecteur amoureux de la vérité ne devra pas mettre
le happy end des dédales de mon enfance (si l’on peut qualifier de happy
end le seul fait de continuer à vivre) sur le compte de l’espoir, ni le
mien, ni surtout le sien propre.
II
Encore aujourd’hui, quand je vois un train de
marchandises, je suis parcourue d’un frisson d’horreur. On parle habituellement
de wagons à bestiaux, mais même les animaux ne sont pas transportés ainsi, normalement ;
et si c’est le cas, ce ne devrait pas être. La torture des animaux est-elle
donc la seule forme de relation entre l’homme et l’animal qui nous vienne à l’esprit
lorsque l’on dit qu’on nous traitait comme
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