Refus de témoigner
l’administration
allemande du camp. J’étais étonnée. L’intellect juif, objet de tant de mépris, représentait
donc un danger, même ici, derrière ces murs, sous la forme d’un enseignement
scolaire pour des enfants prisonniers ? Il y avait un emploi du temps, établi
par l’administration juive de ce foyer, mais je l’ai oublié. Du seul fait que c’était
interdit, apprendre gagnait de l’attrait.
Theresienstadt grouillait d’une foule de personnes
extrêmement douées, apportant avec elles toutes les idées et les idéologies de
l’Europe, et qui poursuivaient là leur débat. Les enseignants de tous niveaux
et entre autres les universitaires étaient heureux lorsqu’ils traînaient avec
eux un groupe d’enfants pour leur raconter de jolies choses de la culture
européenne. Mais dès qu’une inspection allemande s’annonçait, le peu de papier
imprimé qui circulait disparaissait immédiatement, et un certain nombre de fois,
les uniformes étant arrivés à l’improviste, nous nous dispersâmes en toute hâte,
juste à temps. Pourtant nous n’assistions là qu’à un de ces « cours »
irréguliers où un adulte nous racontait quelque chose ou conversait avec nous. À
Theresienstadt, il n’est pas une matière que j’ai régulièrement apprise, dans
laquelle j’ai régulièrement fait des exercices. C’était radicalement impossible
dans ces conditions.
Les livres étaient rares, on les appréciait d’autant plus, on
les traitait et se les passait avec le plus grand soin. Il y avait un historien
de l’art qui avait un livre avec des illustrations qu’il nous montrait et nous
expliquait. Dürer, les poils du lièvre, les traits physionomiques des
personnages, les surfaces, les proportions, les quatre apôtres. Tout était
nouveau : je n’avais jamais pénétré dans un musée, c’était interdit aux
Juifs. Il y avait aussi un professeur qui faisait un peu d’histoire littéraire
pour les enfants que cela intéressait, le soir, de temps en temps, dans une
minuscule réserve. Un des garçons qui y participaient savait ce que c’était que
l’ Edda*. J’eus honte de mon ignorance. Une vieille dame essayait, dans
la pièce bondée où elle vivait et où il n’y avait pas une minute de
tranquillité, de m’expliquer comment lire la poésie à haute voix. Le poème d’Eichendorff Mondnacht [17] : Und meine Seele spannte / Weit ihre Flügel aus [18] . Elle me
félicita, dit que j’avais particulièrement bien lu ces vers. Je crois me
souvenir que le printemps et l’été 1943 ont été des saisons magnifiques à
Theresienstadt. J’écrivais des poèmes nostalgiques sur la terre natale et la
liberté.
Leo Baeck s’adressait à nous au grenier. Nous étions assis, pressés
les uns contre les autres pour écouter le célèbre rabbin berlinois. Il nous
expliquait qu’il n’y avait pas à rejeter la version biblique de la création du
monde sous prétexte que la science moderne remontait à quelques millions d’années
en arrière. Relativité du temps. Le jour pour Dieu n’est pas comme nos jours, il
n’a pas vingt-quatre heures. En revanche, pour la succession des événements, la
tradition biblique était parfaitement en accord avec la science : Dieu
avait d’abord créé le monde anorganique, puis les créatures vivantes, et pour
finir l’homme. J’étais passionnée par cette affaire, émue au début par l’atmosphère
solennelle qui régnait entre nous, assis sous les poutres nues, et puis par ces
idées exposées avec tant de simplicité et d’insistance. Il nous rendait notre
héritage, la Bible dans l’esprit des Lumières, on pouvait avoir les deux à la
fois, le mythe ancien et la science moderne. J’étais absolument enthousiaste, la
vie redeviendrait belle. Baeck devait être un excellent orateur – sinon, comment
aurais-je retenu tout ça ? –, ce loyal citoyen allemand, dont j’ai appris
plus tard avec étonnement qu’il avait encore payé sa note de gaz alors que les
sbires du régime étaient devant la porte de son appartement berlinois et
venaient le chercher. Voulait-il laisser une bonne impression, ne pas donner
prise au rishès avant qu’on l’emmène ? Les Juifs étaient comme ces
habitants de Schilda, dont se moque la légende et qui apportaient de la lumière
dans des sacs pour éclairer leur hôtel de ville.
À Theresienstadt arriva en août 1943 un groupe d’enfants que
je n’ai pas vus et que presque personne n’a vus
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