Refus de témoigner
s’appliquait à montrer qu’ils ne méritaient pas
leur mauvaise réputation et qu’il fallait les protéger de l’extinction, sortit
de la pièce, livide, juste au moment où l’on arrachait quand même son bébé à
une mère phoque qui l’avait défendu avec acharnement. La mère assista à la
suite, impuissante, le vit assommer, poussa un petit aboiement et partit. Elle
ne resta pas sur les lieux. Elle changea tout simplement de place.
Au Canada, à l’époque, on prétendit que les Américains
étaient sentimentaux et que les médias cherchaient toujours la sensation. Si
les bébés phoques n’étaient pas si mignons, on ne se lamenterait pas davantage
sur leur sort que sur celui de petits rats. Devant le spectacle de cette chasse
macabre, je pensai à ma mère. Elle a agi de la même manière, elle est partie
quand il n’y a plus eu rien à faire, et elle a encaissé cette perte. Seulement,
comme elle n’est pas un animal, elle ne peut pas oublier, et sa tête doit être
hantée par les images les plus atroces, en partie inventées, en partie retenues ;
c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles, à peine avons-nous passé un
petit moment ensemble, sa compagnie me devient insupportable.
De tout ce que j’ai pu essayer d’obtenir, d’être ou de
réaliser dans ma vie, elle ne reconnaît de valeur qu’à mes deux fils américains,
dont aucun ne parle allemand. Elle méprise mes études d’allemand et ne comprend
pas non plus pourquoi je retourne tout le temps en Allemagne. Les raisons
professionnelles n’ont aucun poids à ses yeux. « Tu n’as pas besoin de ça »,
objecte-t-elle sur un ton de reproche. Elle-même n’a plus jamais quitté l’Amérique
depuis que nous y avons émigré, à l’automne 1947.
Au cours des longues promenades vespérales que j’ai pris l’habitude
de faire vers seize ou dix-sept ans dans les rues de Manhattan, j’ai essayé de
me représenter ce que ça devait faire d’être fusillé froidement, précisément à
cet âge, sans que le criminel risque quoi que ce soit. Mon frère était-il mort
dans une chasse à l’homme, ou bien avait-il vu son meurtrier, ou même parlé
avec lui ? Je connaissais les faits, mais pas le détail des modalités
concrètes, et c’était précisément ça qui me tourmentait. Avec ma mère, je ne
pouvais pas en parler, c’était trop intime, trop douloureux, trop vain, la
conversation aurait été contrefaite. J’ai donc écrit des poèmes là-dessus, mais
ils ne traduisent que mon incapacité à parler.
J’ai obtenu plus tard, de façon tout à fait inattendue, des
renseignements plus précis sur cette mort. Plus de trente ans après la fin de
la guerre, j’étais dans le meilleur restaurant de Princeton avec un groupe de
collègues de l’université. À part moi, ils étaient tous historiens, même l’invité
d’honneur dont nous venions d’applaudir la conférence sur un des aspects du
nazisme. Comme bien souvent lorsque plusieurs Juifs sont assis autour d’une
table, on en vint à parler de la grande catastrophe juive. Du reste, je m’aperçois
que les questions que soulèvent les Allemands dans ce genre de conversations
portent sur les criminels, alors que les Juifs s’interrogent plutôt sur les
victimes. Les Allemands ne trouvent rien à dire des victimes, sauf qu’elles
étaient passivement livrées à leur sort. Nous, au contraire, nous nous
attachons aux victimes, nous en tirons matière, nous voulons qu’elles s’expliquent
ou nous justifient dans ce que nous choisissons ou non de faire. Après le repas,
nous nous sommes demandés pourquoi, lors des exécutions, il n’y avait pas de
panique ; formulé positivement, c’est en fait la question de savoir
pourquoi il n’y avait pas de résistance. Et dans cette question est contenue l’idée
qu’il aurait dû y en avoir une. J’ai dit que j’avais toujours trouvé honteux, de
la part des vivants, de réclamer encore des victimes au moment de leur mort qu’elles
adoptent tel ou tel comportement, quelque chose qui nous rende leur assassinat
plus supportable, les attitudes héroïques d’une résistance inutile ou d’une
sérénité de martyr. Elles ne sont pas mortes pour nous, et nous, Dieu sait que
nous ne vivons pas pour elles.
Les personnes avec qui j’étais attablée étaient d’une trop
grande finesse pour avoir besoin d’une pareille leçon, mais elles n’étaient
quand même pas prêtes à s’arrêter là. Il y eut un
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