Refus de témoigner
silence. Puis une historienne
intelligente et renommée dit : « Un certain nombre d’indices semblent
montrer qu’ils essayaient de se consoler mutuellement, ne serait-ce pas encore
mieux que la résistance ? » Et de nouveau, silence.
« Mais même quand tout est dit et expliqué, il y a
toujours un reste que nous ne comprenons pas, quelque chose que nous ne pouvons
concilier avec la psychologie humaine, telle que nous croyons la connaître »,
observa notre hôte, d’origine tchèque. « Par exemple, la mort d’un convoi
à Riga. » Il décrivit la fin de ce convoi, telle qu’elle apparaissait à l’examen
des documents. On connaît ce type de récits, je n’ai pas besoin de le rapporter
ici pour exposer les détails qui lui paraissaient notables et me fascinaient
parce qu’ils concernaient mon frère. Il ne pouvait pas soupçonner que son
exemple me touchait non pas par sa valeur universelle, mais par sa spécificité
unique. C’est ainsi que les circonstances précises de la mort de Schorschi, que
j’essayais de reconstituer dans mon imagination d’adolescente à New York, m’ont
été servies à Princeton, avec un cognac, sans que le narrateur l’ait voulu. Une
fois de plus, je le retrouvais, ce décalage entre la convivialité de l’université,
qui était devenue mon véritable foyer, ce repas chaleureux, et ces histoires
aberrantes, qui n’auraient pas dû exister, qui même dans la fiction, dans Macbeth par exemple, auraient semblé « trop » de cette délectable horreur. Fantômes
nus, tremblants de froid autour de la table mise. Ce soir-là, je m’enivrai au
cognac, je rentrai chez moi en trébuchant, je m’éveillai en plein milieu de la
nuit, feuilletai quelques livres, retrouvai tout immédiatement, tout coïncidait :
c’était son convoi. Je me recouchai en gémissant et je rêvai d’un paysage
désertique où des individus isolés se faisaient des signes ou se menaçaient de
très loin.
Barbelés infranchissables entre nous et les morts. J’avais
déjà essayé auparavant de les retenir avec des images et avec des mots. « Les
mains rougies par le froid, mon frère creuse son propre tombeau. » On ne
pouvait pas les retenir. Comme ils doivent nous haïr ! J’avais donné à un
poème sur ce thème le titre du jour du Grand Pardon, une journée de jeûne, qui
se situe quelques jours après le Nouvel An juif et fait succéder à l’immense
joie de cette première fête la méditation et le deuil ; un peu comme le
Vendredi saint et Pâques, mais dans l’ordre inverse.
YOM
KIPPOUR
Et cette année comme tous les ans,
la faim des morts consume
et dévore la chair des vivants. Défaites les nœuds !
Soyez le peigne dans l’embrouillement des cheveux.
Et cette année comme tous les ans,
notre jeûne sondera votre faim.
Où vous trouver au fond des tombes ? Aveugles que nous sommes !
Comment saurais-je lequel était mon frère ?
Vous ne nous aidez pas, vous vous dérobez à nous,
Vous refusez le Pardon de l’An Nouveau,
Vous repoussez de vous nos bouches et nos mains,
comme on repousse les animaux impurs de la synagogue.
Année après année, il y a des années, j’ai été ta sœur.
Toi qui te détournes, obstinément figé,
où ta mort t’enferme entre des barbelés.
Sommes-nous, nous vivants, fantômes pour les morts ?
Je voulais un dernier vers non poétique et difficile à
dire. Les animaux impurs font référence au Livre des Maccabées. Je me
représentais les morts comme une bande liguée pour exclure les vivants. Un club
qui exige tout. À ce propos, il y avait dans une des versions la strophe
suivante :
Toujours sur les vagues de la nuit,
pour calmer votre soif, nous apportons le vinaigre
et les larmes
de l’année passée. Qui saurait se réconcilier
avec vous
sans partager avec vous l’eau salée et vous apporter
la mer ?
Si vous ne voulez pas vous réconcilier, tant pis. Je ne
peux pas creuser vos tombes avec vous. Ceux qui ne sont pas morts avec vous
doivent mourir autrement et à une autre heure. Je me bats contre vous (je ne me
bats pas contre Dieu, comme le font parfois les Juifs pieux, parce que Lui n’est
même pas un fantôme) : « Je ne paie pas ce droit d’entrée, pas encore »,
et chaque fois que j’ai été très malade et que je m’en suis remise, j’ai dit, butée,
« pas encore ».
III
La mise en place d’un enseignement organisé pour les
enfants de Theresienstadt était rigoureusement interdite par
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